Le 18 juillet 1922, l’auteur franc-maçon Anatole France publie dans L’Humanité une lettre ouverte au ton radical : « On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels. » À travers ce pamphlet, l’écrivain s’en prend à la guerre, aux profiteurs et au capitalisme industriel qui, selon lui, ont transformé le sacrifice patriotique en simple marchandise.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, alors que l’Europe s’échine à panser ses plaies et que la désillusion progresse, Anatole France adresse une lettre ouverte à son ami Marcel Cachin, directeur de L’Humanité, publiée sous le titre provocateur « On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels ».
Dans ce courrier, l’écrivain – lauréat du Prix Nobel de littérature en 1921– prend le prétexte de l’ouvrage de Michel Corday Les Hauts Fourneaux pour tirer le fil d’un constat implacable : « la guerre mondiale fut essentiellement l’œuvre des hommes d’argent, que ce sont les hauts industriels des différents États de l’Europe qui, tout d’abord, la voulurent, la rendirent nécessaire, la firent, la prolongèrent. »
L’auteur dénonce ainsi l’alliance sourde – mais féroce – entre capitalisme industriel, puissance financière et nationalisme militaire. Ces « hommes-là », écrit-il, « ressemblent à leurs hauts fourneaux […] leur insatiable appétit exige qu’on jette au feu, sans relâche… les hommes, oui, les hommes mêmes, par troupeaux, par armées… afin que s’amassent à leurs pieds les lingots, encore plus de lingots… »
Cette formule tranche autant par sa clarté que par sa violence critique pour l’époque. Anatole France questionne la validité même de la notion de « mourir pour la patrie » dans une guerre industrielle où les motifs traditionnels – le drapeau, le sol, l’honneur – sont peu à peu remplacés par des logiques de production d’armements, de profits et de destruction de masse. Il souligne que, contrairement aux guerres de l’ancien régime où les soldats savaient au moins pour quoi ou pour qui ils combattaient, la Grande Guerre a plongé des millions d’hommes dans une ignorance tragique. « Ainsi, ceux qui moururent dans cette guerre ne surent pas pourquoi ils mouraient. »
La lettre s’inscrit dans un contexte intellectuel et politique fortement marqué. En France, l’Union sacrée – le consensus politique autour de l’effort de guerre – a écrasé la dissidence dès 1914. Les partis socialistes s’étaient rangés derrière l’effort national ; l’assassinat de Jean Jaurès le 31 juillet 1914 en est un symbole. Après la guerre, l’onde de choc du carnage, la mise à nu des gigantesques machines de mort et l’éclatement des illusions font émerger un courant pacifiste, antimilitariste et critique de l’industrie de guerre.
L’œuvre de Corday, citée par Anatole France, évoque le rôle des industriels, des banques et des journaux dans la préparation, la prolongation et la justification de la guerre : « Ils possédaient les trois choses nécessaires aux grandes entreprises modernes : des usines, des banques, des journaux. »Le message est limpide : dans la vision de France, la guerre de 1914-18 n’est pas simplement un conflit d’États mais une gigantesque machinerie économique, un hold-up de sang et de chair au profit des forces de l’argent.
À ce titre, la lettre est devenue un leitmotiv pacifiste et antimilitariste. Elle est reprise par des mouvements de gauche, par les libres-penseurs, et apparaît comme un cri d’alerte quant à la dérive du nationalisme quand il devient complice des logiques capitalistes.
Enfin, cet écrit nous invite à réfléchir encore aujourd’hui. Au-delà de l’époque de la guerre de 1914-18, la critique d’Anatole France résonne face aux conflits contemporains où les industries de l’armement, les intérêts économiques, les discours patriotiques et l’appareil médiatique se croisent et s’entremêlent. Le texte montre comment un écrivain engagé a su poser un regard lucide et radical sur la guerre, la mémoire et les forces qui la gouvernent.
Sources :
- L’Humanité – « Lettre d’Anatole France : On croit mourir pour la patrie… » – 18 juillet 1922. (copie intégrale sur Wikisource) Wikisource
- fNLP – « On croit mourir pour la patrie, on meurt pour des industriels » – article de réflexion – 2 avril 2023. fnlp.fr
- L’Anticapitaliste – « ‘On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels’ » – 13 novembre 2019.