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Arbre en forme de Crucifix. Alonso de Orvale. "Historica relatione del Regno di Cile. Rome, 1646. p. 58.

Quand la nature devient artiste : Ross Debernardi et les images sacrées naturelles (XIVe-XVIIe siècles)

Dans le cadre d’une visioconférence organisée par l’EHESS animée par l’historien Pierre-Olivier Ditmar, qui s’est déroulée ce vendredi 9 mai, le chercheur Ross Debernardi, historien de l’art et fellow à l’Université de Munich, bénéficiant d’un soutien de la Fondation Alexander von Humboldt a dévoilé un projet explorant un corpus méconnu et fascinant : les images sacrées produites non par l’homme ou par miracle, mais par la nature elle-même.

Traditionnellement, les images religieuses dans le christianisme sont créées par des artistes ou résultent d’une intervention divine (comme le suaire de Turin ou la Sainte Face). Ross Debernardi introduit un troisième type, présent dans des documents médiévaux et modernes : des crucifix formés dans des veines de marbre, des racines prenant forme humaine, des papillons arborant le visage du Christ.



Croquis d’un papillon arborant le visage du Christ.

Ces phénomènes ont été documentés par des voyageurs (Jean de Marignolle, Félix Fabri), mais aussi par des savants (Kircher, Aldrovandi) et ont été intégrés aux premiers traités de géologie et de botanique. Ces textes cataloguent des pierres à formes humaines, des plantes aux racines cruciformes, ou encore des minéraux montrant des scènes bibliques.

Pierre Polychrome avec une image de vierge à l’enfant. XVe siècle, Florence. Tesoro du Gran Duchi.

Géographie et matérialité des images : entre Terre sainte et Amérique latine

L’étude de la provenance de ces images révèle une géographie de la foi et du merveilleux. Les objets se concentrent autour de lieux saints (Bethléem, Compostelle), de mines du Saint-Empire romain germanique, mais aussi dans les régions exotiques visitées par les missionnaires (Chili, Sri Lanka, Afrique centrale) où les européens laissaient libre cour à leur imaginaire.

Des oeuvres naturelles en liens avec la géopolitique de l’époque ?

Un exemple frappant est une racine de vigne ressemblant au Christ déterrée par un juif à Valladolid en Espagne et qui se serait converti.

Racine de Vigne en forme de crucifix. XVe siècle, Valladolid. Mujséi Diocesino y catedratico.

Perception visuelle et ambiguïté des formes : voir l’invisible

Les descriptions montrent parfois que ces images n’étaient visibles qu’à ceux qui savaient ce qu’ils cherchaient. Un exemple marquant : le portrait de saint Jérôme dans la grotte de la Nativité, que Félix Fabri avoue n’avoir perçu qu’après qu’on lui ait désigné les veines précises de la pierre. Ce processus de « reconnaissance guidée » interroge la frontière entre foi et cognition visuelle.

Dalles de marbre veinées dans la basilique St Vitras à Ravines au Vie siècle.

La nature comme théologienne ? Réceptions savantes et religieuses

L’époque moderne voit ces objets repris dans les débats scientifiques (Cardan, Kircher), où ils sont parfois testés pour vérifier leur origine fossile ou naturelle. En même temps, ces objets sont exposés dans les cabinets de curiosité et portés en procession dans des sanctuaires.

Des auteurs catholiques comme Nicholas Harpsfield s’en servent même comme arguments contre le protestantisme, affirmant que si la nature produit des images de la croix, c’est bien qu’elles sont légitimes.

Une réflexion sur la relation entre la nature, les images sacrées et les pratiques religieuses

Ross Debernardi et Pierre-Olivier Dittmar ont ensuite échangésur la relation entre la nature, les images sacrées et les pratiques religieuses, en particulier dans le contexte chrétien, mettant en avant l’opposition historique entre le christianisme, qui s’est souvent positionné de manière anthropocentrique, et les religions antiques, où la nature et ses éléments étaient souvent vénérés.

Il a également été question de la tension entre deux courants dans la pensée chrétienne : celui qui méprise les cultes naturels et celui, au contraire, qui voit dans la nature un « livre » à lire, plein de signes et d’enseignements spirituels, à la manière de Saint-Augustin.

Les objets naturels comme les pierres, les arbres ou les racines, qui ont parfois été vus comme des merveilles ou des signes divins, ont suscité des réactions variées dans l’histoire. L’exemple de la pierre vénérée à Cerchia di Calabria, qui a été retravaillée pour y inclure l’image de la Vierge, illustre la manière dont l’Église a parfois intégré des objets naturels à la dévotion chrétienne.

Une distinction est faite entre les « merveilles » de la nature, perçues comme des signes divins sans intention de vénération, et les images de culte, qui nécessitent un dispositif particulier pour être révélées et reconnues comme sacrées. Ce dispositif peut être un objet matériel, comme un reliquaire, ou un acte culturel, comme la manière dont une image est encadrée et vénérée par les croyants.

Les historiens ont discutés de la façon dont ces objets peuvent être considérés comme des images sacrées dans le contexte chrétien. Cela renvoie à la tension entre science et religion, en particulier au XVIIIe siècle, où des débats ont émergé sur la nature de ces images et leur statut en tant qu’objets sacrés, alors que s’imposait le rationalisme.

De la racine au retable : vers une exposition virtuelle

Debernardi a aussi annoncé la création d’une future exposition en ligne regroupant ces objets souvent perdus, parfois oubliés. Une dizaine ont survécu, les autres ne subsistent qu’à travers dessins, gravures ou témoignages. Son projet ambitionne d’en restituer les histoires singulières.

Une conférence à revoir pour penser l’image, la foi et le visible autrement

Cette présentation de Ross Debernardi offre bien plus qu’une histoire de l’art : elle interroge notre rapport au visible, au signe religieux, à l’autoréalité des formes naturelles, et à la manière dont science et croyance se rencontrent dans le regard porté sur la matière.

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