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Gilles de Rais. Image : @Éloi Firmin Féron — Agence photo de la Réunion des musées nationaux RMN

Gilles de Rais : un procès médiéval toujours en débat

Plus de cinq siècles après son exécution en 1440, le procès de Gilles de Rais, considéré comme l’un des premiers tueurs en série de l’histoire continue de diviser historiens et passionnés d’histoire. Compagnon d’armes de Jeanne d’Arc devenu l’un des criminels les plus infâmes du Moyen Âge, ou victime d’une machination judiciaire orchestrée par le pouvoir ducal breton, le sort de celui qui aurait inspiré la figure de Barbe bleue continue de susciter de nombreux débats, comme en témoigne l’intérêt récent de Juan Branco. Retour sur une controverse qui traverse les siècles.

Le 26 octobre 1440, devant une foule considérable réunie en « prairie de Biesse » à Nantes, Gilles de Rais monte à l’échafaud. Ce baron fortuné, maréchal de France à 25 ans, qui combattit aux côtés de Jeanne d’Arc lors du siège d’Orléans, est pendu puis brûlé pour des crimes d’une atrocité sans précédent. À ses côtés périssent deux de ses serviteurs, Henriet Griart et Étienne Corillaut, dit « Poitou ».

Sa condamnation résulte d’une procédure judiciaire exceptionnelle : un double procès, à la fois ecclésiastique et séculier, qui s’est déroulé en octobre 1440. D’un côté, le tribunal inquisitorial présidé par Jean de Malestroit, évêque de Nantes et chancelier de Bretagne, assisté du dominicain Jean Blouyn, vicaire de l’inquisiteur de France. De l’autre, la cour séculière dirigée par Pierre de L’Hôpital, juge universel de Bretagne.

Les chefs d’accusation sont terrifiants : meurtres d’enfants, sodomie, invocations démoniaques, hérésie et sacrilège. La sentence de la cour ecclésiastique attribue à Gilles de Rais le meurtre de « cent quarante enfants, ou plus », tandis que la cour séculière mentionne l’assassinat de « plusieurs petits enfants » sans préciser de nombre exact.

Des aveux qui glacent le sang

Après avoir initialement refusé de reconnaître l’autorité de ses juges et les avoir traités de « simoniaques » et de « ribauds » – ce qui lui vaut l’excommunication –, Gilles de Rais opère un revirement spectaculaire le 15 octobre. Il reconnaît ses juges comme « compétents », avoue avoir « commis et méchamment perpétré les crimes et délits énoncés » et demande pardon en pleurant.

Sa « confession », prononcée le 21 octobre dans la chambre haute du château de la Tour Neuve où il est emprisonné, détaille des rituels meurtriers d’une précision glaçante. Les actes du procès consignent des scènes d’une violence inouïe : pendaisons brèves suivies de décapitations, égorgements, viols ante et post-mortem, démembrements, contemplation de têtes coupées et d’organes internes après éventration.

Ces aveux sont d’autant plus troublants qu’ils trouvent écho dans les témoignages des parents venus déposer à Nantes. Une trentaine de familles relatent la disparition de leurs enfants dans l’entourage immédiat du baron. Certaines dépositions restent vagues, mais d’autres impliquent explicitement Gilles de Rais ou ses proches, citant noms et circonstances précises. Les historiens ont pu identifier quarante enfants disparus, dont vingt-trois directement liés au seigneur de Tiffauges.

Le déclencheur : l’attentat de Saint-Étienne-de-Mer-Morte

Si l’enquête ecclésiastique sur les disparitions d’enfants s’était ouverte discrètement dans les semaines précédentes, c’est un acte de rébellion qui précipite la chute du maréchal. Le 15 ou 16 mai 1440, jour de Pentecôte, Gilles de Rais commet un sacrilège spectaculaire : il pénètre en armes dans l’église de Saint-Étienne-de-Mer-Morte, interrompt la grand-messe et menace de mort Jean Le Ferron, un clerc de haut rang et représentant du duc de Bretagne.

Cette agression dans un lieu sacré, suivie de l’occupation du château local et de l’enlèvement du clerc, constitue une double atteinte : aux immunités ecclésiastiques et à la majesté ducale. Pour le duc Jean V de Bretagne et son chancelier Malestroit, c’est l’occasion rêvée d’agir contre ce vassal encombrant qui a déjà vendu plusieurs places fortes stratégiques, menaçant les intérêts géopolitiques du duché.

Les premières remises en cause

Dès le XVIIIe siècle, des voix s’élèvent pour questionner cette condamnation. En 1756, Voltaire, qui sera initié l’âge de 83 ans, à la loge « Les Neuf Sœurs » à Paris, une loge affiliée au Grand Orient de France évoque dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations un homme « accusé de magie, et d’avoir égorgé des enfants », formulant des réserves sans se prononcer définitivement. En 1784, des bénédictins de la congrégation de Saint-Maur suggèrent que Gilles de Rais pourrait avoir été victime de la superstition de son époque, évoquant des « horreurs dont il n’était peut-être point coupable ».

Mais c’est au début du XXe siècle que la thèse de l’innocence trouve son champion en la personne de Salomon Reinach, archéologue et philologue. Entre 1902 et 1912, cet intellectuel dreyfusard actif au sein d’organisations juives comme l’Alliance israélite universelle dont le premier président fût le franc-maçon Adolphe Crémieux, développe sa conviction dans la presse : Gilles de Rais serait la victime d’une machination orchestrée par l’évêque Jean de Malestroit et le duc de Bretagne pour s’emparer de ses biens. « Dans un contexte particulier, où les débats sur la question religieuse, le souvenir de l’Affaire Dreyfus, et l’assurance de l’esprit scientifique poussent à une réhabilitation dans l’air du temps », analyse l’historien Pierre Savy.

Les affirmations de Reinach sont sévèrement critiquées dès 1912 par l’historien Noël Valois, qui démontre notamment que l’hypothèse d’une haine réciproque entre Malestroit et Gilles de Rais relève de la « fantaisie pure ». En 1921, le poète Fernand Fleuret reprend le flambeau en signant sous le pseudonyme « Docteur Ludovico Hernandez » un essai défendant l’innocence du baron dans une tradition anticléricale voltairienne.

1992 : un « procès » très médiatique

Le 9 novembre 1992, dans la salle Clemenceau du Palais du Luxembourg, se tient un événement sans précédent : une « cour arbitrale » autoproclamée entreprend de « réviser » le procès de 1440. À l’origine de cette initiative : l’écrivain Gilbert Prouteau, qui affirme avoir été sollicité pour rédiger un livre dans le cadre d’un circuit touristique consacré aux châteaux du maréchal.

Prouteau publie en mai 1992 Gilles de Rais ou la Gueule du loup, reprenant la thèse de Salomon Reinach d’une machination judiciaire. L’ouvrage inspire le plaidoyer de l’avocat Jean-Yves Goëau-Brissonnière, contributeur significatif dans des publications et cercles maçonnique, prononcé devant un collège de personnalités ne comptant aucun historien médiéviste. La « cour » aboutit à l’acquittement du seigneur de Tiffauges, un jugement sans valeur légale mais à forte portée médiatique.

La réaction du monde académique ne se fait pas attendre. La Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, par la voix de son président Michel Balard et de son vice-président Jean Kerhervé, dénonce cette « histoire-spectacle » qui recherche « le sensationnel, le pathétique, le sulfureux » au détriment de l’histoire scientifique « plus respectueuse des documents et plus avertie des possibilités et des limites de l’enquête historique ».

Jean Kerhervé et Olivier Bouzy publient des comptes rendus critiques démontant méthodiquement les erreurs, approximations et manipulations de l’ouvrage de Prouteau. L’écrivain, qui accuse ses prédécesseurs d’avoir mal interprété les sources, ne semble ni avoir étudié les documents originaux en latin et moyen français, ni maîtriser les compétences paléographiques nécessaires au déchiffrement de la cursive gothique du XVe siècle.

« Cette érudition limitée et surtout cet usage fréquent des pseudonymes trahissent chez tous ces médecins (ou chez les essayistes qui se prétendent médecins) des visées moins clairement scientifiques », observe le médiéviste Jacques Chiffoleau. Le chartiste Matei Cazacu résume l’absurdité du syllogisme brandi : « L’Inquisition a persécuté des innocents. Un des juges de Gilles de Rais était inquisiteur. Donc Gilles de Rais a été la victime innocente de l’Inquisition. »

Le verdict des historiens

Dans leur très grande majorité, les historiens ne remettent pas en cause la culpabilité du condamné. Matei Cazacu, Olivier Bouzy, Jacques Heers et Valérie Toureille se disent convaincus, pointant notamment les témoignages précis des parents et la cohérence des aveux. « Les nombreux témoignages des parents interdisent de tabler sur l’innocence de Gilles de Rais », affirme Valérie Toureille.

Jacques Chiffoleau et Claude Gauvard insistent sur la nécessité de contextualiser ces documents en étudiant la procédure inquisitoire employée, fortement façonnés par les attentes des juges et par le contexte de peurs démonologiques du XVe siècle.

Jacques Chiffoleau reconnaît toutefois n’avoir jamais rencontré dans aucun autre interrogatoire inquisitorial l’équivalent de certains passages détaillant les rituels meurtriers du baron. Ces aveux, d’un réalisme glaçant et sans précédent dans les archives médiévales, laissent le médiéviste perplexe : « À tout jamais, la psychologie de Gilles de Rais nous est fermée. À partir des maigres traces dont on dispose, on ne saura jamais s’il fut en position d’être ou de ne pas être un serial killer. »

Au-delà de la culpabilité individuelle, les historiens soulignent aussi les enjeux politiques des procès. Le duc Jean V de Bretagne et son chancelier Malestroit avaient des intérêts évidents à neutraliser ce vassal rebelle qui avait aliéné des places fortes stratégiques et défié l’autorité ducale.

Cinq siècles plus tard, aucune vérité judiciaire définitive n’est possible. Si la thèse complotiste d’une pure machination judiciaire ne résiste pas à l’examen critique des sources, la lecture littérale des actes du procès pose également problème.

Le rôle de l’historien n’est pas de rendre un verdict, rappelle Claude Gauvard. Il peut mettre en évidence les incohérences, les écarts entre témoignages initiaux et accusations finales, mais il doit aussi reconnaître la résistance de certains faits : les enlèvements de garçons ne relèvent pas du simple bruit public.

Ainsi, cette histoire éclaire le fonctionnement de la justice politique médiévale mais également les mentalités des générations d’auteurs et d’historiens qui se sont par la suite intéressés à cette histoire, allant même jusqu’à rouvrir le procès.

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