Accusée d’avoir financé des groupes djihadistes pour maintenir son activité en Syrie, l’entreprise française Lafarge comparaît depuis le 4 novembre devant le tribunal correctionnel de Paris. Ce procès historique, mêlant intérêts économiques, espionnage industriel et services de renseignement, expose les compromissions d’une multinationale dans la tourmente d’une guerre civile.
C’est un procès hors norme qui s’est ouvert le 4 novembre à Paris. Pour la première fois, une entreprise française est jugée pour “financement d’entreprises terroristes”. Lafarge, géant du ciment, et huit de ses anciens dirigeants, dont l’ex-PDG Bruno Lafont, doivent répondre d’accusations graves : avoir versé plusieurs millions d’euros à des groupes armés, dont l’État islamique (EI) et le Front Al-Nosra, pour maintenir à flot leur cimenterie syrienne entre 2011 et 2014.
Tout commence bien avant la guerre. En 2008, Lafarge signe un contrat de 680 millions de dollars avec la société syrienne MAS pour ériger une cimenterie à Jalabiya, dans la région d’Alep. Inaugurée deux ans plus tard, cette usine devient la première cimenterie privée du pays, symbole de modernité et de coopération économique. Mais en 2011, la Syrie s’embrase. La révolte contre Bachar Al-Assad tourne à la guerre civile. Peu à peu, la zone où se trouve l’usine passe sous le contrôle de groupes djihadistes.
Face au chaos, Lafarge choisit de rester. Selon les enquêtes menées par The National et The New Arab, la multinationale aurait alors versé environ 5 millions d’euros à des factions armées pour assurer la sécurité du site et la libre circulation de ses camions. Une stratégie qualifiée par les juges d’“arrangements financiers” mais que l’accusation assimile à un financement direct du terrorisme.
En 2022, aux États-Unis, le groupe avait déjà reconnu sa culpabilité pour des faits similaires. Devant la justice américaine, Lafarge avait accepté de payer une amende colossale de 778 millions de dollars, admettant avoir soutenu financièrement l’État islamique et le Front Al-Nosra afin de maintenir ses activités. Le ministère de la Justice américain avait alors estimé que ces versements avaient rapporté environ 70 millions de dollars de recettes supplémentaires à la filiale syrienne.
En France, la procédure est plus complexe. Trois volets judiciaires sont en cours : le premier pour “financement d’entreprises terroristes”, le second pour “complicité de crimes contre l’humanité”, et le dernier pour “mise en danger de la vie d’autrui”. Les anciens cadres, ainsi que la société elle-même, risquent jusqu’à dix ans d’emprisonnement.
Mais ce procès dépasse le simple cadre pénal. Il interroge le rôle de l’État et des services de renseignements français dans les zones de conflit. Plusieurs sources évoquent des échanges d’informations entre Lafarge qui a longtemps été dirigé par Bertrand Collomb, participant régulier des réunions du groupe Bilderberg et du Forum économique mondial de Davos, même s’il n’était plus aux manettes durant cette affaire, et les services secrets, certains cadres ayant même été soupçonnés d’avoir servi de relais pour collecter des renseignements sur les combattants étrangers. Une hypothèse que les juges d’instruction ont toutefois écartée, estimant que les services français avaient désapprouvé les transactions entre la société et les groupes djihadistes.
Reste que cette affaire illustre les zones grises d’une mondialisation où intérêts économiques, sécurité nationale et guerre se confondent. Dix ans après la chute de la cimenterie aux mains de l’État islamique, et un an après la chute du régime de Bachar Al-Assad, la Syrie demeure un territoire instable où toute implantation étrangère reste risquée. Le procès Lafarge, qui doit durer jusqu’au 16 décembre, pourrait ainsi servir de précédent dans la manière dont les grandes entreprises françaises opèrent dans des zones de guerre.
Sources :
Courrier International – “Le procès de Lafarge, une affaire d’espionnage et de trahison dans le désert syrien” (4 novembre 2025) – courrierinternational.com
The National – “Lafarge trial opens in Paris over funding of terrorism” (novembre 2025) – thenationalnews.com
The New Arab – “Lafarge’s Syrian venture and its alleged links with jihadist groups” (2021) – thenewarab.com
Financial Times – “Lafarge admits financing Isis, pays $778m fine” (2022) – ft.com
Politico Europe – “French cement giant faces trial over Syria ties” (2025) – politico.eu