Figure majeure du socialisme français et adversaire résolu de la guerre, Jean Jaurès a subi, dans les dernières années précédant 1914, une campagne de haine d’une rare violence. Traité de traître, de « vendu à l’Allemagne » et même « d’homme du Kaiser », il cristallise les attaques de la droite nationaliste qui voit dans son pacifisme une menace pour la patrie. Retour documenté sur ces accusations, leur contexte et la manière dont elles ont conduit jusqu’à son assassinat.
Quand on pense aujourd’hui à Jean Jaurès, on voit le tribun socialiste, fondateur de L’Humanité, défenseur de Dreyfus et de la classe ouvrière, mais aussi grande figure du pacifisme. De 1905 à 1914, Jaurès est l’un des principaux dirigeants de la SFIO et met l’essentiel de son énergie politique au service d’un objectif : empêcher l’Europe de sombrer dans une guerre générale. Sa trajectoire est marquée par sa conversion au socialisme après les grèves de Carmaux, puis par la création du parti socialiste unifié en 1905 et de son propre journal, L’Humanité, qui devient la caisse de résonance de ses combats pour la paix et la justice sociale.
Ce pacifisme actif ne signifie pas renoncement à la défense nationale. Dans son ouvrage et sa proposition de loi sur « l’armée nouvelle », Jaurès réfléchit longuement aux questions militaires et défend l’idée d’une armée profondément liée au peuple, une « nation armée » conçue pour la défense et non pour l’aventure impérialiste. Mais dans un contexte de tensions croissantes entre puissances européennes, cette position nuancée se heurte à la montée d’un nationalisme agressif, qui supporte de moins en moins la moindre critique de la politique extérieure ou de la course aux armements.
À partir de la crise marocaine et de l’affaire d’Agadir, au début des années 1910, Jaurès s’oppose avec constance aux logiques impériales françaises au Maroc et plaide pour une solution négociée avec l’Allemagne. Pour une partie de la droite et de la presse nationaliste, cette ligne est immédiatement interprétée comme un signe de complaisance envers Berlin. Certains voient dans la défense de l’indépendance du Maroc une forme de « trahison de la patrie » et un nouvel indice d’un supposé tropisme pro-allemand de Jaurès.
La campagne de dénigrement se structure alors autour d’un thème : Jaurès serait l’allié intérieur de l’ennemi extérieur. Charles Maurras et l’Action française le rangent parmi les « ennemis intérieurs » de la nation, dans le prolongement de leur dénonciation des « quatre États confédérés » – Juifs, protestants, francs-maçons et « métèques » – accusés de miner la France de l’intérieur. Pour ces milieux monarchistes et nationalistes, Jaurès est dépeint comme le porte-parole de ces forces supposées anti-nationales et comme un obstacle majeur à la revanche contre l’Allemagne. Pourtant Jaurès aura également eu à faire aux franc-maçons Aristide Briand et René Viviani, ancien socialistes devenus par la suite modérées qui lui reprochaient eux aussi un pacifisme trop radical.
Dans la presse de droite à grand tirage, cette hostilité prend des formes particulièrement violentes. Les journaux nationalistes le baptisent « Herr Jaurès » et le caricaturent coiffé d’un casque à pointe, symbole par excellence du militarisme prussien. Il est décrit comme « le traître vendu à l’Allemagne », « fossoyeur de l’armée », parfois même imaginé en officier ennemi, comme pour signifier qu’il aurait choisi le camp du Kaiser contre celui de la France. Dans certaines caricatures, il est représenté rêvant au casque allemand comme d’une mascotte, ce qui revient à interroger ironiquement : Jaurès est-il encore un député français ou déjà un agent de l’étranger ?
La bataille contre la loi des trois ans, en 1913, va cristalliser ces accusations. Le gouvernement souhaite porter de deux à trois ans la durée du service militaire, au nom de la préparation à un conflit jugé inévitable avec l’Allemagne. À la tête de la SFIO, soutenu par la CGT, Jaurès mène une vaste campagne contre cette loi, qu’il juge inutilement provocatrice et socialement injuste. Le 25 mai 1913, au Pré-Saint-Gervais, il s’adresse à quelque 150 000 manifestants réunis pour protester contre l’allongement du service. Ce rassemblement, l’un des plus grands meetings pacifistes de l’époque, devient immédiatement un symbole de la mobilisation contre la marche à la guerre.
C’est dans ce contexte que les attaques personnelles atteignent un sommet. À la Chambre des députés comme dans les journaux, Jaurès est accusé d’être « vendu à l’Allemagne », d’œuvrer pour le compte de l’ennemi et, selon plusieurs témoignages d’époque, qualifié d’« homme du Kaiser ». Pour ses adversaires nationalistes, sa critique de la loi des trois ans prouverait qu’il préfère affaiblir l’armée française plutôt que de se préparer à l’affrontement. L’expression « homme du Kaiser » condense cette accusation : Jaurès ne serait plus un dirigeant socialiste français, mais le relais des intérêts du souverain allemand.
Ce climat de suspicion et de haine est nourri par une propagande durable. Des brochures, caricatures et éditoriaux répètent que Jaurès, par son internationalisme et son dialogue avec les socialistes allemands, participerait à une vaste entreprise de désarmement moral de la France. La rhétorique nationaliste assimile pacifisme et trahison : vouloir éviter la guerre, c’est déjà faire le jeu de l’ennemi. Cette logique radicalise les esprits, au point qu’une partie de l’opinion en vient à considérer l’élimination de Jaurès comme un acte de salut public.
Face à ces attaques, Jaurès ne renonce pas. Dans ses discours et ses écrits, il réaffirme au contraire que la République et la démocratie n’affaiblissent pas l’idée de patrie, mais la renforcent. Il défend l’idée d’un patriotisme républicain, attaché à la liberté et à la justice, contre un nationalisme qu’il juge aveugle et belliciste. Comme le souligne l’historien Vincent Duclert, Jaurès s’emploie constamment à démontrer que la lutte pour la paix est compatible avec la défense nationale, et que la véritable trahison consisterait à livrer les peuples à la boucherie de la guerre sans avoir tout tenté pour l’éviter.
Pourtant, la dynamique qui conduit à la Première Guerre mondiale finit par emporter tout sur son passage. Après l’attentat de Sarajevo, en juin 1914, Jaurès multiplie les démarches auprès du gouvernement français et des partis socialistes étrangers pour tenter d’empêcher le déclenchement du conflit. Au même moment, la campagne de haine contre lui atteint un paroxysme. Des journaux nationalistes appellent ouvertement à s’en prendre au « chef des traîtres ».
Le 31 juillet 1914, alors qu’il dîne au Café du Croissant, à Paris, celui qui est devenu le symbole du refus de la guerre est assassiné par Raoul Villain, un jeune nationaliste persuadé d’agir pour sauver la France. Les archives montrent que Villain le considérait comme un homme ayant « trahi son pays » par sa campagne contre la loi des trois ans et ses efforts pour éviter l’affrontement avec l’Allemagne. L’ampleur de la haine accumulée autour de la figure de Jaurès a sans doute facilité le passage à l’acte.
Avec le recul, les accusations d’être « l’homme du Kaiser », un « Herr Jaurès » vendu à l’ennemi, disent davantage l’hystérie nationaliste de la veille de guerre que la réalité de son engagement. L’histoire retiendra que le député de Carmaux, loin d’avoir servi le Kaiser, fut l’un des rares responsables politiques européens à avoir tout tenté, jusqu’à son dernier jour, pour éviter la catastrophe de 1914.
Sources :
Fondation Jean-Jaurès – « Jean Jaurès. Combattre la guerre, penser la guerre » (PDF) – Fondation Jean-Jaurès
Jaures.eu – « Contre la loi de trois ans (1913) » – jaures.eu+1
Assemblée nationale – « Loi des trois ans » et discours de 1913 – Assemblée Nationale
Forez Histoire – « Jean Jaurès » (caricatures, “Herr Jaurès”) – forezhistoire.free.fr+1
Caricatures & Caricature – Orens et les caricatures de Jaurès au casque à pointe – caricaturesetcaricature.com
Politika.io – « Jean Jaurès au Pré-Saint-Gervais » – Politika
Archives départementales du Pas-de-Calais – « On a tué Jaurès ! » – Archives – Pas-de-Calais le Département
Herodote.net – « 31 juillet 1914 – Ils ont tué Jaurès » – Herodote