Pendant plus de trente ans, l’agence américaine de renseignement a discrètement expédié près de dix millions d’ouvrages interdits dans les pays communistes d’Europe de l’Est. Une guerre de l’information qui a pesé lourd dans la chute du bloc soviétique.
Si la CIA est souvent associée à des opérations clandestines militaires ou à des coups d’État, une partie méconnue de son histoire se joue dans les marges des romans et les pages de philosophie. Durant toute la guerre froide, l’agence a orchestré une campagne massive d’envoi de livres dans les pays du bloc de l’Est, visant à miner les régimes communistes de l’intérieur par la culture et l’esprit critique.
Une guerre d’influence littéraire
C’est le journaliste britannique Charlie English qui lève le voile sur ce programme méconnu dans son ouvrage CIA Book Club. Avec l’aide de survivants et d’archives, il documente une stratégie que l’historien Benjamin Fischer décrit comme « le secret le mieux gardé de la guerre froide ». Depuis les années 1950 jusqu’à la chute du Mur, près de dix millions d’exemplaires – d’Orwell à Camus – furent ainsi introduits clandestinement en Europe de l’Est, ciblant intellectuels, journalistes, ecclésiastiques et dissidents.
La censure contrebandée
Contrairement aux autodafés nazis, la censure soviétique se voulait invisible. L’existence même des interdits littéraires était tenue secrète. Des titres anodins comme Autant en emporte le vent ou les romans d’Agatha Christie étaient prohibés. L’objectif de la CIA était clair : contourner ces interdits en diffusant massivement les textes bannis, y compris via des librairies de façade, comme Libella à Paris.
Pologne, laboratoire de la résistance culturelle
La Pologne devient rapidement la cible principale du programme. À Varsovie, le régime se montre plus souple qu’à Bucarest ou Berlin-Est, et une diaspora polonaise dynamique en Occident permet la mise en place d’un réseau de distribution efficace. Le soutien s’étend même à la production clandestine, grâce à des machines offertes par George Soros ou à des livraisons dissimulées dans des fourgons modifiés, comme celui conduit par Jacky Challot, arrêté en 1984.
Un soutien à Solidarnosc et à l’opposition
Au début des années 1980, l’action de la CIA s’intensifie. Des livres comme Le Petit conspirateur, des équipements d’impression et des journaux clandestins comme Mazovia Weekly sont diffusés massivement. La CIA va jusqu’à financer des affiches de campagne pour Solidarnosc, comme le célèbre détournement du western Le Train sifflera trois fois, devenu un symbole électoral.
Quand la littérature devient une arme
À la fin de l’opération en 1991, plus de 10 millions de publications ont été envoyées dans six pays. Le coût annuel, dérisoire comparé aux budgets militaires, s’élevait à 2,7 millions de dollars. Et pourtant, les effets furent profonds.
« Le club de lecture de la CIA : le secret le mieux gardé de la guerre froide », Charlie English. 2025.
Source : L’Express