Dans son nouvel essai, Sophie Bessis démonte les fondations d’un concept devenu un lieu commun du discours politique et médiatique : la « civilisation judéo-chrétienne ». Selon elle, cette expression, forgée au XXᵉ siècle, sert à réécrire l’histoire européenne tout en légitimant une vision exclusive de l’Occident.
L’expression paraît familière, presque naturelle, tant elle s’est glissée dans le langage courant et les débats identitaires contemporains. Pourtant, pour l’historienne et essayiste Sophie Bessis, elle relève d’une pure invention. Dans La civilisation judéo-chrétienne (Les Liens qui libèrent, 2025), l’autrice dénonce ce qu’elle nomme une « extraordinaire trouvaille sémantique et idéologique », à savoir un concept forgé pour construire un récit cohérent de l’Occident — mais au prix de lourds travestissements historiques.
Connue pour ses travaux sur la domination culturelle et les récits d’hégémonie, notamment dans L’Occident et les autres. Histoire d’une suprématie (La Découverte, 2000), Sophie Bessis replace cette expression dans son contexte de fabrication. Selon elle, jusqu’aux années 1980, l’Europe se définissait d’abord comme « gréco-latine », héritière de la philosophie antique et des Lumières, bien plus que des traditions religieuses. L’introduction du binôme « judéo-chrétien » a donc constitué un glissement sémantique majeur : elle visait à réhabiliter le christianisme dans l’identité européenne tout en annexant le judaïsme au récit de l’Occident, au moment même où celui-ci cherchait à se laver de la culpabilité liée à la Shoah.
« Pour annexer le judaïsme aux “origines chrétiennes de l’Europe”, écrit-elle, il a fallu reconnaître la spécificité du génocide des juifs et transformer la victime en symbole rédempteur d’un Occident moralement restauré. » Ainsi, le soutien quasi inconditionnel des puissances occidentales à la création, puis à la politique de l’État d’Israël, a participé, selon Bessis, à la reconstruction de cette supériorité morale perdue. Israël devenait le garant d’une innocence retrouvée, tandis que le monde chrétien pouvait se présenter comme le protecteur des juifs, effaçant son propre passé de persécutions.
L’autre dimension de cette opération intellectuelle réside dans l’exclusion de l’islam du patrimoine spirituel abrahamique. En érigeant la « civilisation judéo-chrétienne » en modèle fondateur de l’Occident, ses promoteurs ont délibérément gommé la continuité historique et culturelle qui lie les trois monothéismes. Sophie Bessis rappelle que l’islam, loin d’être une rupture, s’inscrit dans « une culture commune impliquant des affinités profondes avec divers courants du christianisme et du judaïsme ». Mais pour construire un universalisme occidental, il fallait, selon elle, expulser l’Orient et effacer toute trace du « judéo-musulman » ou du « judéo-arabe », pourtant constitutifs de l’histoire méditerranéenne.
La chercheuse illustre cette falsification par un symbole littéraire : La Chanson de Roland. Dans ce poème épique du XIᵉ siècle, les Basques, adversaires historiques de Charlemagne, sont transformés en « Sarrasins » afin de fabriquer un mythe de croisade et d’unité chrétienne contre un ennemi musulman fantasmé. Cette réécriture précoce de l’histoire européenne trouve, selon Bessis, un prolongement direct dans les discours modernes sur l’« identité judéo-chrétienne », utilisés pour exclure l’islam des racines de l’Europe et opposer l’Occident à un Orient éternellement étranger.
En miroir, cette invention occidentale a nourri dans le monde arabo-musulman le fantasme inverse : celui d’un « complot judéo-chrétien ». La naissance de l’État d’Israël et la colonisation ont servi de catalyseurs à ce discours anti-occidental, qui a lui-même contribué à effacer la mémoire juive d’Orient. « La désignation du judéo-chrétien comme fait de culture exclusivement occidental, écrit Bessis, a permis d’ensevelir le judéo-arabe et le judéo-musulman, jusqu’à nourrir des formes d’antisémitisme d’État. »
L’historienne se garde d’optimisme sur l’avenir de ce mythe. Trop utile à trop d’acteurs politiques et idéologiques, le binôme « judéo-chrétien » semble promis à perdurer. Mais elle appelle à le déconstruire si l’on veut espérer « rendre guérissables les fractures d’aujourd’hui ». En d’autres termes, reconnaître la complexité et la pluralité des héritages culturels serait la première étape pour sortir du face-à-face stérile entre l’Occident et le reste du monde.
Sources :
Mediapart – « La civilisation judéo-chrétienne, “extraordinaire trouvaille sémantique et idéologique” » – 15 mars 2025