You are currently viewing CIA et unité européenne : l’ombre américaine derrière la construction de l’Europe
William J Donovan. Photo : DR.

CIA et unité européenne : l’ombre américaine derrière la construction de l’Europe

Moins connue du grand public, l’influence des services secrets américains sur le projet européen fut pourtant décisive. Derrière le Mouvement européen, l’American Committee on United Europe (ACUE), piloté par d’anciens agents de l’OSS et futurs dirigeants de la CIA, mais aussi soutenu par la Fondation Ford œuvrait dès 1950 à l’unification du continent, bien avant les traités fondateurs.

L’histoire officielle de la construction européenne retient volontiers les noms de Schuman, Monnet, Spaak ou Adenauer. Mais dans les coulisses de ce récit, une autre force agissait : le Comité américain pour une Europe unie (ACUE). Créé en 1948, cet organisme privé, soutenu notamment par la Fondation Ford, servit de levier discret aux intérêts américains en Europe occidentale dans le contexte brûlant de la guerre froide.

Derrière l’ACUE se trouvaient des figures clés du renseignement : William J. Donovan, fondateur de l’OSS et considéré comme le « père de la CIA », et Allen Dulles, futur directeur de cette dernière entre 1953 et 1961. Officiellement, l’ACUE défendait un « idéal d’unité européenne ». Officieusement, il permettait au gouvernement américain de faire transiter des fonds vers le Vieux Continent pour consolider un projet politique aligné sur les intérêts stratégiques de Washington.

Dans une déclaration d’intention signée par Donovan et Dulles en 1952, trois objectifs étaient énoncés avec clarté : l’instauration d’un parlement européen doté de pouvoirs législatifsla suppression des quotas douaniers intra-européens et du contrôle des changes, et la garantie uniforme des droits de l’homme via une Cour européenne.

Pour atteindre ces objectifs, le Comité mit en place une stratégie d’influence douce : il finança massivement des organisations européennes pro-fédéralistes, sans manipulation directe, mais en imposant des critères stricts aux structures bénéficiaires. Les projets soutenus devaient être concrets, alignés avec l’idée d’une progression rapide vers le fédéralisme, et susceptibles de mobiliser les élites.

Le Mouvement européen, organisation créée en 1948, fut le principal bénéficiaire de ces soutiens. À cette époque, il souffrait d’un manque crucial de fonds. Grâce à une injection d’environ 3 millions de dollars entre 1949 et 1960, l’ACUE permit au Mouvement de soutenir des initiatives clés comme le Plan Schuman, la Communauté de défense européenne (ultérieurement rejetée), et l’idée d’un parlement supranational.

Parmi les personnalités engagées dans ce réseau d’influence : Paul-Henri Spaak, qui fut président du Mouvement européen dès 1950, Robert SchumanKonrad AdenauerGuy Mollet, et bien sûr Jean Monnet, président du Comité d’action pour les États-Unis d’Europe. Ce dernier, prudent quant aux implications politiques d’un financement américain, évita toute publicité sur les liens avec l’ACUE, bien que ses projets aient été partiellement financés par ce dernier ainsi que par la fondations Ford.

Un autre pilier de cette stratégie fut le European Youth Campaign, véritable bras communicationnel du projet européen auprès de la jeunesse. Financé par l’ACUE, il organisa entre 1951 et 1956 environ 2 000 événements à travers l’Europe : conférences, expositions, spectacles, émissions radiophoniques.

On peut souligner les intrications financières entre différentes organisations américaines afin de soutenir la construction européenne, puisque le European Youth Campaign et le Comité d’action pour les États-Unis d’Europe ont été soutenus de façon ouverte ou secrète par le Comité américain pour une Europe unie, le groupe Bilderberg, la fondation Ford et la fondation Rockfeller.

L’ACUE agissait en coordination étroite avec d’autres instances américaines comme l’Administration de coopération économique (ECA) ou le Comité national pour une Europe libre. Son conseil d’administration regroupait d’anciens diplomates, des banquiers, des avocats influents, mais aussi des unionistes européens. Le Département d’État américain, tout en évitant d’imposer ses vues directement aux gouvernements européens, s’alignait sur cette politique d’influence indirecte.

Le rôle du Comité américain s’interrompt en 1960. Ses dirigeants estiment alors que l’intégration européenne est suffisamment engagée et que les mouvements fédéralistes peuvent désormais s’autofinancer. Dans une lettre adressée à Robert Schuman, alors président du Mouvement européen, le Comité affirme que « la Communauté européenne, avec ses institutions, la Cour et l’assemblée parlementaire constituent une réalité ». Sur demande de Monnet et Schuman, le Comité est désactivé, mais non dissous, pour permettre une éventuelle reprise de ses activités, qui n’eut toutefois jamais lieu.

Si l’impact exact de l’ACUE reste débattu, il n’en demeure pas moins que ce soutien discret, mais substantiel, a pesé dans la balance au moment où l’idéal européen peinait à s’imposer. Une page méconnue de l’histoire européenne, où les ambitions géopolitiques de Washington ont trouvé un terrain fertile sur le continent dévasté de l’après-guerre.

Sources : ACUE Collection, Stanford University ; Rémi Kauffer, L’arme de la désinformation ; Aldrich, The Hidden Hand ; Alan Milward, The Reconstruction of Western Europe ; Fondation Ford ; rapports du Mouvement européen.

Laisser un commentaire