Face aux mises en garde du chef d’état-major des armées, Boris Cyrulnik s’est épanché dans les colonnes de Madame Figaro, la manière dont nos esprits encaissent le retour de la menace guerrière. Le neuropsychiatre référencé sur le blog maçonnique Hiram.be, marqué à vie par la Shoah et témoin de plusieurs conflits, explique pourquoi le déni s’effondre et comment nos sociétés réagissent lorsqu’un parfum de guerre s’installe. Un éclairage rare, sans détour, sur une époque où l’angoisse collective se fait pressante.
Avant de devenir l’un des neuropsychiatres les plus respectés de France, Boris Cyrulnik fut ce petit garçon né en 1937 à Bordeaux, arraché in extremis à la Shoah grâce au courage de ses parents – assassinés à Auschwitz – et de Justes bordelais. À 88 ans, alors que le chef d’état-major des armées Fabien Mandon a évoqué la nécessité pour la France « d’accepter de perdre ses enfants » face à la menace russe, Cyrulnik mesure la portée de ces mots, lourds d’histoire et de mémoire.
Lorsqu’il entend cette déclaration prononcée le 18 novembre, le psychiatre replonge dans les deux guerres qui ont marqué sa vie : celle de 1940, vécue enfant, puis la guerre d’Algérie, durant son service militaire vingt ans plus tard. Il confie avoir été « accablé ». Il note qu’après des décennies de conflits tenus à distance, en Europe ou ailleurs, la France redécouvre que la guerre peut de nouveau imprégner le quotidien, s’insinuer dans nos conversations, nos budgets, nos notifications. Pour se protéger, l’esprit continue pourtant de trier, s’émouvant des tragédies en Ukraine ou à Gaza mais laissant dans l’ombre le Yémen, la Birmanie ou les menaces pesant sur les musulmans en Inde. Une géographie variable de l’émotion, déjà révélatrice de nos défenses psychiques.
Mais les derniers signaux politiques – hausse du budget de la défense, manuel de survie gouvernemental, discours militaires, projet de service national volontaire – installent une rupture. « Nous vivons un instant T où le déni ne fonctionne plus », affirme Cyrulnik. « La guerre est à nos portes et il va falloir se préparer à l’affronter. Je fais l’hypothèse qu’en accélérant les annonces, le pouvoir détient des renseignements dont nous ne disposons pas », ajoute-t-il.
Notre ignorance, dit-il, nous protège un peu. Mais l’État, en nommant le danger, met fin, selon lui, à l’incertitude. Et paradoxalement, cette mise en mots peut rassurer : l’angoisse se transforme en peur identifiable, et l’action collective devient une réponse presque apaisante, estime le neuropsychiatre.
Le terme « enfants », employé dans un registre martial, résonne autrement qu’au siècle dernier, relève-t-il. Autrefois, on héroïsait ceux qui partaient au front, sacrifiant une génération entière en 1914-1918. Le sacrifice avait alors un sens collectif, presque glorifié. Aujourd’hui, ce sens s’est effrité : la jeunesse ne répond plus au même imaginaire. Selon Cyrulnik, la société va se diviser entre ceux qui perpétuent l’idée que les jeunes sauveront la nation, et ceux qui voient dans chaque individu une valeur supérieure aux injonctions d’un chef. Il souligne d’ailleurs un basculement déjà perceptible : en Ukraine ou en Russie, ce sont désormais les mères et les épouses qui aident les hommes à déserter, renversant les codes de l’honneur militaire d’autrefois.
Interrogé sur cette période saturée d’angoisses – radicalisations politiques, crise climatique, menace de guerre – Cyrulnik rappelle que la catastrophe, dans son sens étymologique, désigne un « renversement complet ». Les grandes tragédies de l’humanité ont souvent engendré de nouvelles formes de civilisation : la fin du servage après certains bouleversements, l’évolution des architectures, l’avancée des droits, dont celui des femmes.
Cyrulnik se dit « optimiste parce qu’on court à la catastrophe et la nature fonctionne ainsi : la catastrophe est un mode d’évolution ».
Sources :
Madame Figaro – Entretien avec Boris Cyrulnik – lien