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L’essor spectaculaire des fonds souverains lors des vingt dernières années

Les fonds souverains – ces mastodontes financiers détenus par les États – ont connu une croissance fulgurante au cours des deux dernières décennies. Nés pour la plupart de l’afflux de pétrodollars ou de réserves de change excédentaires, on estimait qu’ils géraient 1000 milliards de dollars d’actifs au total en 2000. Aujourd’hui, ils pèsent plus de 12 000 milliards USD d’encours cumulés. Parallèlement, leur nombre s’est multiplié : d’une quarantaine de fonds souverains recensés vers l’an 2000, on en compte désormais environ 170 à 180 dans le monde. Cette montée en puissance s’accompagne de nouveaux enjeux géopolitiques et économiques, tant ces fonds occupent une place grandissante sur les marchés mondiaux.

Le tournant du siècle a marqué le début d’une accélération historique pour les fonds souverains. Alimentés par des excédents budgétaires massifs (notamment issus des revenus pétroliers ou des réserves de change), de nombreux pays ont créé de nouveaux fonds dans les années 2000. Pas moins de 56 fonds souverains ont été lancés entre 2000 et 2010, propulsant le total mondial à près de 170 entités aujourd’hui. Conséquence mécanique, les actifs sous gestion se sont envolés. D’après les données de l’organisation Global SWF, les fonds souverains géraient environ 1,2 billion USD en l’an 2000, et plus de 12 000 milliards USD à mi-2024. Autrement dit, en un quart de siècle, la taille financière du secteur a été multipliée par plus de dix. Cette progression dépasse de loin la croissance des autres catégories d’investisseurs institutionnels sur la même période. Fin 2023, les fonds souverains détenaient ainsi davantage d’actifs que l’ensemble des fonds indiciels cotés mondiaux (ETF, ~11,3 billion USD) et même plus que le secteur mondial du capital-investissement (~8,2 billion) ou des hedge funds (~5,1 billion). S’ils restent encore en-deçà du poids combiné des grands fonds de pension et fonds mutuels traditionnels, l’écart se réduit inexorablement. À ce rythme, les projections indiquent que leurs encours pourraient atteindre 18 000 milliards USD d’ici 2030 – une perspective qui confirme le changement d’échelle irréversible de ces investisseurs étatiques.

Le Moyen-Orient et l’Asie, fers de lance de l’essor des fonds souverains

Cette explosion quantitative s’explique d’abord par l’essor de quelques régions du globe. Moyen-Orient et Asie ont largement contribué à la montée en puissance des fonds souverains au XXIe siècle. Selon les données de Global SWF, plus des ¾ des actifs de tous les fonds souverains sont aujourd’hui concentrés entre les mains de pays d’Asie et du Moyen-Orient. À eux seuls, les États du Golfe et d’Afrique du Nord (région MENA riche en hydrocarbures) représentent environ 42 % de l’ensemble des actifs sous gestion de ces fonds, tandis que l’Asie de l’Est et du Sud-Est en compte environ 34 %. Cette domination s’explique aisément par l’abondance de ressources et de réserves de ces zones : d’une part, les revenus pétroliers et gaziers colossaux engrangés par les monarchies du Golfe, qui ont alimenté des fonds géants aux Émirats arabes unis, en Arabie saoudite, au Koweït ou au Qatar ; d’autre part, les excédents commerciaux et l’accumulation de réserves de change en Asie (Chine, Singapour, Corée, etc.), qui ont donné naissance à des fonds souverains tout aussi puissants.

Les chiffres illustrent ce basculement du centre de gravité financier. Le Moyen-Orient (notamment les pays du Conseil de Coopération du Golfe) abrite aujourd’hui 6 des 10 plus grands fonds souverains de la planète par la taille. Ces géants moyen-orientaux contrôlent environ 40 % des actifs globaux du secteur – un pourcentage qui a grimpé avec l’envolée des cours des hydrocarbures ces dernières années. L’Asie, elle, compte quelques-uns des autres acteurs majeurs du domaine (Chine avec le China Investment Corporation et SAFE, Singapour avec GIC et Temasek, etc.), portant son poids régional à environ un tiers du total mondial. À titre de comparaison, l’Europe pèse environ 17 % (principalement grâce au fonds norvégien), tandis que les Amériques et l’Afrique subsaharienne ne représentent qu’une fraction modeste du paysage (quelques pourcents cumulés). Autrement dit, le centre de gravité des fonds souverains s’est déplacé vers l’Est et le Sud, reflétant l’affirmation économique de ces régions sur la scène mondiale.

Au-delà des chiffres, cette répartition géographique a une portée géopolitique importante. Les fonds souverains du Golfe, par exemple, sont devenus des acteurs financiers de premier plan capables d’investir massivement à l’étranger tout en soutenant des agendas nationaux (diversification économique hors pétrole, influence diplomatique via des investissements stratégiques à l’étranger, etc.). De même, les fonds asiatiques – qu’ils soient alimentés par des recettes d’exportation ou orientés vers le développement domestique – traduisent la montée en puissance économique de pays naguère considérés comme émergents. Ainsi, l’essor des fonds souverains s’inscrit dans une redéfinition de l’équilibre financier mondial, où les capitaux publics des économies asiatiques et moyen-orientales jouent un rôle de plus en plus moteur.

Des stratégies d’investissement réorientées vers rendement et influence

Face à l’augmentation de leurs ressources, les fonds souverains ont fait évoluer leurs stratégies d’investissement. Historiquement prudents – beaucoup étant nés comme fonds de stabilisation investis principalement en obligations d’État ou actifs liquides –, nombre d’entre eux ont progressivement diversifié leurs portefeuilles pour rechercher de meilleurs rendements à long terme. Actions cotées, immobilier, capital-investissement, infrastructures, technologies: aucune classe d’actifs n’échappe plus à l’appétit de ces géants publics. En 2022, les fonds souverains ont investi un montant record d’environ 257,5 milliards USD à travers le monde, au fil de 743 opérations financières, dont un nombre inédit de méga-transactions de plus d’un milliard de dollars. Et cette tendance s’est poursuivie en 2023 : d’après un rapport de l’IE Center for the Governance of Change, les fonds souverains ont accru de 14 % la valeur de leurs investissements directs en 2023 (473 prises de participation, soit 50 de plus qu’en 2022). Les secteurs privilégiés évoluent également. Pour la première fois en neuf ans, le secteur financier a dominé en 2023 tant en nombre qu’en valeur de transactions, détrônant le secteur technologique traditionnellement prisé. Les cinq domaines en tête de leurs investissements directs récents – finance, technologies, énergie, industrie et santé– ont compté pour 57 % des deals conclus, la finance à elle seule représentant 37 milliards USD d’engagements.

Cette diversification ne vise pas seulement le profit financier pur, elle répond souvent à des objectifs stratégiques plus larges. De plus en plus de fonds souverains se muent en investisseurs de développement, alignant leurs placements sur les priorités économiques de leur gouvernement. Certains adoptent une démarche volontariste pour stimuler la croissance domestique et préparer l’« après-pétrole » ou l’« après-matières premières ». L’exemple du Public Investment Fund (PIF) saoudien est emblématique : doté de près de 925 milliards USD d’actifs, il est le bras armé du plan « Vision 2030 » du prince héritier, multipliant les investissements dans les infrastructures, le tourisme, les nouvelles technologies et la transition énergétique du royaume. De son côté, le fonds ADQ d’Abou Dhabi a investi dans le producteur d’énergie TAQA, contribuant à en faire un champion national dont les obligations vertes ont suscité un vif intérêt international.

Parallèlement, l’essor de critères ESG (environnement, social, gouvernance) gagne du terrain chez ces investisseurs d’État. Même les fonds alimentés par la rente pétrolière se tournent de plus en plus vers les énergies renouvelables et les technologies propres afin de préparer l’avenir. « Les fonds souverains amorcent un virage vers l’investissement durable : même ceux adossés au pétrole financent désormais les énergies vertes » note un rapport du groupe EQT. En clair, soutenir des projets d’hydrogène vert, de transition climatique ou d’innovation fait désormais partie intégrante de la stratégie de nombreux fonds souverains du Golfe et d’Asie, en phase avec les objectifs de développement durable de leurs États. Cette évolution traduit un double impératif : assurer des rendements pérennes dans des secteurs d’avenir, tout en renforçant l’impact positif (économique ou sociétal) des investissements.

Enfin, notons que les fonds souverains jouent aussi de plus en plus le rôle d’investisseurs “activistes” à long terme sur la scène internationale. Leurs moyens considérables leur permettent de prendre des participations stratégiques dans des entreprises ou des actifs d’infrastructure un peu partout sur le globe, souvent en partenariat avec des gestionnaires privés. Cela peut servir des visées géoéconomiques – par exemple, renforcer des liens avec des pays cibles en y finançant des projets clés – tout en recherchant le profit. On observe ainsi un pivot des fonds du Golfe vers l’Asie : en 2023, ces fonds moyen-orientaux ont investi près de 9,5 milliards USD en Chine (sur un an finissant en sept. 2024), profitant du retrait de certains investisseurs occidentaux pour accroître leur exposition aux marchés chinois. La stratégie est claire : diversifier géographiquement les portefeuilles en misant sur les économies émergentes à forte croissance (Chine, Inde, Asie du Sud-Est, Afrique…), tout en profitant d’un avantage politique comparatif dans ces régions. En somme, rentabilité financière et influence stratégique vont souvent de pair dans les décisions d’investissement des grands fonds souverains actuels.

Un pouvoir d’influence qui soulève des enjeux mondiaux

À mesure qu’ils gagnent en poids, les fonds souverains suscitent autant d’espoirs que d’interrogations sur la scène financière internationale. Côté positif, leur présence massive peut agir comme un stabilisateur des marchés. Dotés d’un horizon de placement de très long terme (les fonds de générations futures n’ont pas d’échéance proche) et n’ayant pas les mêmes contraintes qu’un hedge fund ou qu’un investisseur court-termiste, ils peuvent se permettre de tenir le cap en période de turbulences. « En tant qu’investisseurs de long terme, les fonds souverains peuvent traverser les cycles conjoncturels et rester engagés lorsque d’autres se retirent, ce qui s’avère extrêmement bénéfique en période de tension financière ou de crise » souligne une analyse récente de ET Group. Cela s’est vérifié lors de la crise financière de 2008 : plusieurs grands fonds souverains d’Asie et du Moyen-Orient étaient alors montés au capital de banques occidentales en difficulté, injectant des dizaines de milliards de dollars et contribuant à restaurer la confiance. De même, pendant la pandémie de 2020-2021, nombre de fonds souverains ont maintenu voire augmenté leurs investissements à contre-courant de la frilosité ambiante, soutenant ainsi la liquidité de certains marchés (weforum.org).

Cependant, l’influence grandissante de ces investisseurs publics n’est pas sans susciter des réticences politiques. Dans les pays occidentaux en particulier, on scrute de près les acquisitions opérées par des fonds souverains étrangers, par crainte que des motivations géopolitiques ne sous-tendent certains mouvements de capitaux. « À mesure que ce bassin d’actifs s’étend en taille et en importance, son impact potentiel sur divers marchés augmente », notait une synthèse du Parlement européen dès 2008. Aux États-Unis, le Congrès a renforcé les mécanismes de contrôle des investissements étrangers (via la loi FINSA de 2007 et le comité CFIUS) face à la montée en puissance des fonds étatiques. L’Union européenne également s’est dotée de dispositifs de filtrage des investissements extra-européens dans les secteurs sensibles. L’inquiétude sous-jacente est que certains États utilisent leurs fonds souverains pour prendre le contrôle d’infrastructures ou d’entreprises stratégiques à l’étranger, « à des fins politiques plutôt que purement financières ». L’ancien secrétaire au Trésor américain Lawrence Summers a même averti que les États-Unis pourraient « perdre le contrôle de certains actifs au profit de fonds étrangers plus riches, une émergence qui pourrait ébranler la logique même du capitalisme ». Ce type de mise en garde illustre la méfiance que peut susciter l’irruption de ces acteurs étatiques dans le jeu du marché libre.

Un autre enjeu majeur pointé par les analystes est la transparence et la gouvernance de ces fonds. Pendant longtemps, nombre de fonds souverains communiquaient peu sur leur taille, leur stratégie ou leurs avoirs, alimentant le flou sinon les fantasmes. Pour remédier à cela, une initiative collective a vu le jour en 2008 : sous l’égide du FMI, les principaux fonds souverains ont élaboré les « Principes de Santiago », un code de conduite visant à accroître la transparence, la responsabilité et les bonnes pratiques de gestion. Depuis, une grande partie des fonds (représentant environ 80 % des actifs globaux du secteur) ont volontairement adhéré à ces principes. Concrètement, cela signifie que ces fonds publient plus d’informations sur leurs placements et se dotent de garde-fous pour séparer les décisions d’investissement des considérations purement politiques. Cette auto-régulation a contribué à rassurer partiellement les marchés quant aux intentions des fonds souverains, sans toutefois dissiper totalement les soupçons dans certains cas sensibles.

En définitive, le poids croissant des fonds souverains transforme peu à peu la physionomie des marchés mondiaux. Ils apportent des capitaux massifs, souvent stables et patients, là où d’autres sources de financement font défaut – jouant ainsi un rôle clé dans le développement d’infrastructures, la transition énergétique ou l’essor des économies émergentes. Mais leur présence soulève aussi des questions de souveraineté économique et de sécurité nationale pour les pays d’accueil de leurs investissements. Le défi à venir consistera à trouver un équilibre entre l’ouverture aux capitaux de ces fonds et la protection des intérêts stratégiques. Quoi qu’il en soit, au vu des tendances actuelles, les fonds souverains sont appelés à demeurer des acteurs de premier plan de la finance globale. Avec des actifs atteignant potentiellement les 18 000 milliards USD en 2030 et plus de pays – y compris occidentaux – envisageant d’en créer un (le Royaume-Uni, et même les États-Unis, réfléchissent à doter l’État d’un fonds d’investissement public), il est clair que leur influence continuera de grandir. À la croisée de la gestion d’actifs et de la puissance publique, ils symbolisent l’imbrication accrue entre économies et géopolitique au XXI^e siècle. Leur ascension spectaculaire, en l’espace de deux décennies, n’est donc pas seulement une histoire de chiffres astronomiques – c’est le reflet d’un nouvel ordre financier mondial en gestation, où les États-investisseurs occupent une place de choix.

Sources : Données issues du Sovereign Wealth Fund Institute (SWFI) et de Global SWF, rapports du FMI et d’instituts de recherche, communiqués officiels (Deloitte Middle East) et analyses du World Economic Forum, notamment  eqtgroup.com, deloitte.com, instituteforgovernment.org, ukstatic.ie.eduen, wikipedia.org.  

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