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Peter Thiel et Jordan Peterson : Le ralentissement du progrès et ses racines culturelles, entre apocalypse technologique et perte du transcendant

Dans un dialogue dense et critique avec Jordan B. Peterson qui s’est déroulé le 31 mars, l’investisseur et penseur Peter Thiel, cofondateur de PayPal, défend une thèse à contre-courant : depuis les années 1960, le progrès matériel aurait considérablement ralenti. Alors que la mythologie contemporaine repose sur l’idée d’une accélération constante de l’innovation, Thiel soutient au contraire que nous vivons une époque de stagnation, du moins dans le monde des « atomes » — celui de l’ingénierie, de la médecine ou des transports — par opposition au monde des « bits », où le numérique et l’intelligence artificielle connaissent un essor fulgurant.

Thiel oppose deux dynamiques : d’un côté, l’explosion des technologies immatérielles (internet, logiciels, crypto, IA), de l’autre, l’essoufflement des grandes avancées physiques, qu’il date symboliquement autour de 1970. Les promesses de l’aviation supersonique, de la conquête spatiale ou de la médecine régénérative se sont souvent évaporées dans des impasses technocratiques. Il cite notamment l’abandon du Concorde ou la stagnation de la recherche contre la démence comme symptômes de ce reflux.

Mais ce ralentissement est difficile à mesurer objectivement : l’hyperspécialisation rend toute vue d’ensemble complexe, chaque expert s’enfermant dans sa niche. Thiel appelle à reconnaître une forme d’intuition collective, corroborée par des indicateurs économiques : le progrès dans le monde tangible ne suit plus la courbe exponentielle qu’on lui prête volontiers.

Quatre causes profondes du ralentissement

Le penseur libertarien identifie quatre axes explicatifs majeurs :

La peur apocalyptique du progrès. L’arme nucléaire a cristallisé une méfiance durable envers la science. Depuis les années 1970, l’humanité aurait, selon Thiel, « appuyé sur pause » : la peur des catastrophes (nucléaire, biologique, algorithmique) l’emporte sur l’audace. Cette paranoïa technologique bloque l’innovation, dans une société où la peur justifie le contrôle.

Le repli sur « l’espace intérieur ». Le contraste entre Apollo 11 (juillet 1969) et Woodstock (trois semaines plus tard) symbolise un basculement de l’exploration externe vers l’introspection psychédélique et identitaire. Pour Thiel, cette fuite vers le moi (yoga, drogue, marxisme culturel) détourne l’énergie sociale de la transformation matérielle vers l’abstraction ou la revendication tribale.

L’hypertrophie bureaucratique. Le maillage réglementaire né dans les années 1970 a, selon lui, anesthésié l’élan entrepreneurial. L’expérimentation physique est entravée par des normes, procédures et précautions paralysantes — alors que le numérique, moins soumis à la matière et au droit, s’épanouit.

L’envie mimétique et la perte du transcendant. En s’appuyant sur René Girard, Thiel souligne que la société contemporaine, sans croyance transcendante, est livrée à la mimésis débridée : les désirs deviennent des copies, alimentant frustration, compétition et violences symboliques. Les jeux de statut remplacent les quêtes de sens.

Le spectre de l’Antéchrist technologique

La discussion débouche sur une réflexion plus sombre : et si la peur elle-même devenait le levier d’un nouvel ordre autoritaire ? Thiel évoque la plausibilité croissante d’un « État de surveillance globale », fondé sur la promesse de « paix et sécurité ». Il y voit un piège eschatologique : « L’Antéchrist parlerait tout le temps d’Armageddon », dit-il. Il effraierait les peuples pour mieux leur offrir le salut, dans une logique de manipulation ultime.

Dans cette perspective, la paix devient une offre toxique, un slogan vide — comme dans la première épître aux Thessaloniciens 5:3 — dès lors que l’alternative est présentée comme l’anéantissement global. Thiel prolonge ici une intuition girardienne : l’Antéchrist ne s’opposerait pas frontalement au Christ, mais en proposerait une version dévoyée, caricaturale — plus humaine, plus efficace, plus redistributive. Un altruisme d’État, forcé par le pouvoir, où « tout le monde serait obligé d’être un bon Samaritain ».

Ce renversement de l’éthique chrétienne (basée sur le choix et la charité) en une éthique globaliste coercitive, menée par la peur, serait selon Thiel la véritable menace moderne : un humanisme sans Dieu, hyper-centralisé, algorithmisé.

Le paradoxe chrétien du progrès

En filigrane, Thiel propose une lecture audacieuse de l’histoire scientifique occidentale : ce ne sont pas les Lumières qui ont « libéré » la raison, mais le christianisme, en sapant les structures sacrificielles du monde païen. En mettant fin aux procès en sorcellerie, non par rationalité mais par refus du bouc émissaire, la foi chrétienne aurait ouvert la voie à une science respectueuse de la dignité humaine.

Il défend une vision du christianisme comme religion fondamentalement anti-sacrificielle. Le vrai modèle de foi n’est pas Abraham acceptant de sacrifier son fils, mais Isaac, croyant que Dieu trouvera une alternative. En ce sens, le Christ n’est pas le garant du progrès technologique, mais de sa finalité morale : une innovation qui n’exige pas la destruction, mais l’accomplissement du sens.

Une critique civilisationnelle plus que technologique

L’échange entre Thiel et Peterson dépasse la seule question du progrès. Il s’agit d’une méditation sur la crise spirituelle de l’Occident, sur ses peurs, ses replis, ses illusions de maîtrise. À travers une grille girardienne, chrétienne et libertarienne, Thiel propose une lecture radicale du ralentissement technologique : non comme une panne d’ingéniosité, mais comme un symptôme de la perte du sens, de l’audace et du sacré.

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