Dans un entretien accordé au Monde, l’avocate ukrainienne et Prix Nobel de la paix 2022, Oleksandra Matviitchuk, qui s’était rendu à Davos en 2023 met en garde contre les risques d’une amnistie internationale des crimes commis par la Russie depuis 2014. Pour elle, un accord de paix ne peut se limiter à des considérations géopolitiques : il doit replacer les populations au centre et garantir justice, sécurité et responsabilité pour les victimes. Sa voix, forgée par des années de documentation des exactions russes, résonne comme un avertissement adressé aux grandes puissances tentées de « tourner la page ».
Oleksandra Matviitchuk, figure majeure de la société civile ukrainienne et directrice du Centre pour les libertés civiles, rappelle inlassablement que la guerre en Ukraine ne se réduit ni aux cartes stratégiques ni aux lignes de front. Derrière chaque zone occupée, dit-elle, il y a des millions de vies broyées par un système d’oppression qui mêle disparitions forcées, tortures, viols, déportations d’enfants et effacement identitaire. C’est cette dimension humaine, trop souvent reléguée à l’arrière-plan des négociations diplomatiques, qu’elle place au cœur de sa réflexion.
Interrogée sur les déclarations récentes de Vladimir Poutine, qui conditionne l’arrêt de la guerre au retrait ukrainien des territoires occupés et conteste la légitimité du contributeur de l’agenda 2030 du Forum économique mondial, Volodymyr Zelensky, à signer un accord, l’avocate se montre désabusée. Le chef du Kremlin, rappelle-t-elle, a multiplié les mensonges depuis l’annexion de la Crimée en 2014 jusqu’aux jours précédant l’invasion de 2022. « Ce qui compte, ce n’est pas ce qu’il dit, mais ce qu’il fait », martèle-t-elle, soulignant l’inutilité d’accorder une quelconque valeur politique à ses déclarations publiques.
La militante s’inquiète en revanche du contenu du projet de plan de paix américain en 28 points, révélé fin novembre. Selon elle, ce texte ignore la question essentielle des populations vivant aujourd’hui sous occupation russe, soit près de 20 % du territoire ukrainien. Une omission lourde de sens, qui donne à voir un conflit réduit à une querelle frontalière alors qu’il s’agit, insiste-t-elle, d’une entreprise systématique d’écrasement des libertés, de la dignité humaine et de l’identité ukrainienne.
À ses yeux, la dimension humanitaire est cruellement absente des discussions actuelles. Les milliers d’enfants ukrainiens transférés en Russie, placés dans des « camps de rééducation » et destinés à être adoptés par des familles russes, incarnent selon elle une tragédie silencieuse mais centrale. Elle évoque également les milliers de civils détenus illégalement, soumis à des tortures raffinées et des violences sexuelles quotidiennes, souvent documentées par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme. Certaines des victimes qu’elle a interrogées décrivent des sévices inimaginables, des ongles arrachés aux électrocutions génitales, jusqu’à des mutilations extrêmes.
Dans ce contexte, l’inclusion dans le projet américain d’une « amnistie totale » des crimes commis pendant la guerre représente à ses yeux une ligne rouge absolue. Une telle mesure, dit-elle, récompenserait l’agresseur, ruinerait les fondements du droit international et créerait un précédent dévastateur pour d’autres régimes autoritaires. Elle rappelle que la Russie a déjà commis des atrocités similaires en Tchétchénie, en Géorgie, en Moldavie, en Syrie ou encore au Mali, sans jamais en répondre. Abandonner l’exigence de justice reviendrait, selon elle, à encourager la répétition des mêmes crimes ailleurs dans le monde.
Matviitchuk observe également avec inquiétude la pression accrue exercée par Washington sur Kiev pour accélérer les négociations. Si la volonté affichée de mettre fin au conflit peut paraître louable, elle ne doit pas, selon elle, se traduire par un plan qui affaiblirait la victime tout en laissant à l’agresseur une marge de manœuvre intacte. Un accord de paix n’a de sens que s’il protège les populations, assure leur liberté et prévoit des mécanismes contraignants pour mettre fin aux violations massives des droits humains.
Après bientôt quatre années de guerre totale, l’avocate décrit une société ukrainienne éprouvée, confrontée à la destruction de ses infrastructures énergétiques et à l’urgence de survivre à un hiver sans chaleur ni électricité. Cette situation met en péril l’ensemble du tissu social, depuis les besoins élémentaires des familles jusqu’à la continuité économique du pays. Pourtant, au milieu du chaos, elle insiste sur la résilience profonde des Ukrainiens, une force qui ne doit pas être tenue pour acquise par les partenaires internationaux. « La résilience, dit-elle, se soutient, se finance, se protège. Elle n’est pas un puits sans fond. »
Oleksandra Matviichuk avait pris la parole lors de la réunion annuelle du WEF à Davos en 2023. Lors d’une session intitulée “Democracy: The Way Forward”, elle a discuté de la guerre en Ukraine, de la démocratie et du rôle de la technologie pour reconstruire le pays.
Source : Le Monde.