Une enquête internationale révèle comment Moscou a contourné pendant une décennie les sanctions pour acquérir du matériel stratégique en Europe et en Asie. Objectif : créer un réseau de détection sous-marine dans l’Arctique afin de protéger son arsenal nucléaire et surveiller les mouvements de l’Otan.
Sous les glaces de l’Arctique, la Russie a tissé un réseau invisible. Selon une vaste enquête coordonnée par la chaîne allemande NDR et menée avec The Washington Post, The Times, Le Monde, Pointer et le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), Moscou a bâti, depuis une dizaine d’années, une infrastructure de surveillance sous-marine secrète, baptisée Projet Harmonie. Un système conçu pour protéger les bases nucléaires du Nord et suivre les sous-marins occidentaux opérant dans la mer de Barents.
Derrière ce projet stratégique, un constat troublant : une grande partie du matériel provient d’entreprises occidentales. Des fibres optiques japonaises, des sonars norvégiens, des navires allemands, des composants électroniques canadiens… Tous ces équipements, initialement civils, ont été réorientés vers des usages militaires par le biais d’un réseau d’intermédiaires contrôlés par la société Mostrello Commercial Ltd., basée à Chypre et dirigée par l’homme d’affaires russe Alexeï Streltchenko.
Selon The Times, entre 2014 et 2024, plus de 50 millions d’euros d’équipements sensibles ont été achetés en contournant les contrôles d’exportation imposés après l’annexion de la Crimée. “Chaque produit, pris isolément, semblait anodin, mais assemblés, ils forment une véritable toile technologique au service du renseignement militaire russe”, explique David O’Sullivan, envoyé spécial de l’Union européenne chargé des sanctions, cité par la Süddeutsche Zeitung.
Ce dispositif de surveillance s’étendrait des côtes de Mourmansk à la mer de Kara, couvrant une zone stratégique où patrouillent les sous-marins nucléaires russes armés de missiles intercontinentaux. The Washington Post décrit un système capable de détecter toute activité sous-marine étrangère et d’assurer une protection avancée des vecteurs de dissuasion nucléaire de Moscou en cas de confrontation avec les États-Unis.
Les autorités occidentales ont commencé à réagir. En Norvège, la société Kongsberg a vu plusieurs de ses ventes bloquées par les services de renseignement en 2024. En Allemagne, un ressortissant russe impliqué dans le réseau Mostrello a été condamné à près de cinq ans de prison pour violation des sanctions européennes. Alexeï Streltchenko, lui, a été placé sur la liste noire américaine en octobre 2024, tout comme ses sociétés écrans. Lorsque des journalistes néerlandais du média KRO-NCRV ont visité les bureaux chypriotes de Mostrello, ils ont découvert un immeuble vide.
Cette affaire illustre une failles persistantes dans le régime international des sanctions. Malgré les contrôles, la Russie continue d’obtenir du matériel critique via des circuits parallèles. “Moscou exploite la naïveté des marchés et la complexité des chaînes logistiques mondialisées”, analyse un expert de l’ICIJ.
Pour les pays nordiques et l’Otan, l’enjeu est désormais de taille. L’Arctique devient un front invisible de la guerre technologique entre la Russie et l’Occident, où chaque fibre optique, chaque capteur acoustique, peut faire la différence entre la dissuasion et la vulnérabilité.
Sources :
Courrier International – « La Russie a bâti un réseau de surveillance invisible grâce au savoir-faire occidental » – 24 octobre 2025 – lien
NDR / WDR / Süddeutsche Zeitung – Enquête “Russian Secrets” – 23 octobre 2025 – lien
The Washington Post – « Russia built an Arctic surveillance network using Western tech » – 23 octobre 2025 – lien
The Times – « Putin’s Arctic network built with Western technology » – 23 octobre 2025 – lien
Le Monde – « Comment Moscou a contourné les sanctions pour renforcer son réseau militaire en Arctique » – 23 octobre 2025 – lien