De jeunes journalistes quittent les grands médias pour YouTube , séduits par une liberté éditoriale rare mais confrontés à la fragilité d’un modèle dépendant des vues, des sponsors et de la publicité. Leur quête d’indépendance s’accompagne d’inévitables dilemmes déontologiques, alors que la plateforme membre du Forum économique mondial devient une source majeure d’information pour les moins de 45 ans. Entre créativité débridée et pression économique, cette nouvelle génération redéfinit les codes du reportage.
Quitter le confort d’une rédaction pour se lancer en solo sur YouTube relève aujourd’hui du pari calculé. À 31 ans, Justine Reix en a fait l’expérience. Après des passages par France Télévisions, Vice et Slate, elle revendique dans les colonnes de TV5 Monde une autonomie totale depuis qu’elle a choisi la plateforme comme terrain d’expression. Plus de hiérarchie, moins d’accompagnement certes, mais un sentiment de liberté absolue qui, dit-elle, n’a pas de prix. Son premier reportage, publié en janvier et consacré au trafic de viande de singe, met en scène une approche immersive à la première personne, caméra cachée à l’appui. Ce format, absent des médias classiques souvent contraints au court et à l’efficace, séduit un public en quête d’authenticité.
Les chiffres confirment cette tendance. Selon une étude Reuters publiée en 2024 dans 47 pays, YouTube est devenue la première source vidéo d’information pour 23 % des 18-24 ans et 25 % des 35-44 ans. Une évolution logique pour la journaliste Charlotte Vautier, ancienne de Clique sur Canal+, qui estime que le journalisme traditionnel peine à incarner la liberté, l’humain et la spontanéité. Sa chaîne, “OK Charlotte”, rassemble désormais plus de 140 000 abonnés, preuve d’un appétit croissant pour des contenus plus incarnés.
Mais la liberté éditoriale s’acquiert au prix d’une précarité économique bien réelle. Car vivre de YouTube demeure un exercice périlleux, loin de la stabilité salariale des grands médias. Financement participatif, aides du CNC, partenariats de marques et revenus publicitaires forment une équation fragile et parfois discutable sur le plan déontologique. Charlotte Vautier, malgré un million de vues sur son dernier reportage, n’a touché que 1 000 euros une fois taxes et frais déduits. Une rémunération dérisoire au regard du travail engagé.
Justine Reix partage ce constat, expliquant ne pas pouvoir se passer de placements de produits, même si la pratique la dérange. Son reportage tourné au Japon, facturé près de 4 000 euros, n’a pu être financé qu’en partie grâce à un partenariat avec une marque de eSIM. La Charte de Munich, référence déontologique depuis 1971, encadre pourtant strictement la séparation entre contenu éditorial et publicité. Si la commission de la carte de presse tolère les collaborations transparentes, le Conseil de déontologie journalistique a déjà rappelé à l’ordre des figures comme HugoDécrypte pour des vidéos brouillant les frontières entre information et promotion.
Face à ces tensions, certains refusent toute forme de sponsoring. Charles Villa, ex-Brut, préfère s’appuyer sur les dons, tandis que Max Laulom rejette catégoriquement l’idée de se transformer en “homme-sandwich”. Pour d’autres, l’humour devient un moyen de contourner la contrainte, à l’image de Benoit Le Corre, ancien journaliste du Monde, qui confie à sa mère le rôle principal de ses segments sponsorisés. Selon lui, la présence massive de publicité dans les médias traditionnels rend le débat plus hypocrite qu’il n’y paraît.
Cette effervescence ne laisse pas indifférente l’institution journalistique. Hervé Brusini, président du Prix Albert Londres, accueille cette nouvelle génération avec enthousiasme tout en rappelant l’importance de préserver l’indépendance éditoriale. Preuve de cette reconnaissance : la prestigieuse distinction, créée en 1933, a lancé cette année une bourse et une résidence de création en partenariat avec YouTube. Lauréate, Justine Reix y voit un signe tangible de l’évolution du métier, un pont tendu entre les pratiques traditionnelles et les nouveaux territoires numériques.
Sources :
TV5 Monde – AFP, Camille Kauffmann, 20 novembre 2025 – lien