En mai 1973, dans un bureau feutré de Bruxelles, une poignée de banquiers s’attèlent à ce qui n’est encore qu’un détail technique : accélérer et fiabiliser les virements internationaux. L’époque du télex, des messages tapés à la main, traduits puis retapés, multiplie les erreurs, les fraudes, la méfiance. L’ambition est modeste : bâtir un réseau de communication interbancaire sécurisé. Ils l’appelleront SWIFT – Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication. Le projet est né du besoin de confiance, mais il finira par incarner l’arbitraire du pouvoir.
SWITF est une société coopérative de droit belge, créée en 1973 par 239 banques de 15 pays, qui a bouleversé les règles du jeu monétaire mondial — sans jamais déplacer un seul centime.
En 1977, le réseau entre en fonction. Le Prince Albert de Belgique envoie le premier message. L’innovation est alors technique : il s’agit de remplacer les télex, sources d’erreurs et de lenteurs, par un protocole informatique standardisé. La société n’est ni une banque ni une chambre de compensation. Elle ne détient ni fonds, ni comptes, ni actifs. Elle transporte uniquement l’information : celle qui permet aux banques de dire “qui paie, combien, à qui, et quand”. Et cela suffit.
Ce “simple” service deviendra une arme.
En 2024, SWIFT traite plus de 45 millions de messages par jour, pour environ 5 000 milliards de dollarsd’opérations. Le réseau relie 11 600 institutions dans plus de 200 pays. Son infrastructure ne dort jamais. Sa neutralité, elle, vacille.
Car depuis deux décennies, SWIFT ne se contente plus de transmettre : elle sélectionne qui peut le faire. En 2012, l’Iran devient le premier État à être exclu pour des raisons politiques. Le résultat est immédiat : chute du rial, effondrement des exportations pétrolières, explosion de l’inflation. Le système nerveux économique est touché sans qu’aucun missile n’ait été tiré.
La finance devient diplomatie.
La Russie comprend la leçon. Dès 2014, elle lance SPFS, son propre réseau domestique. En 2022, après l’invasion de l’Ukraine, l’Occident décide d’exclure sept banques russes de SWIFT. La sanction frappe fort. Le rouble plonge, la banque centrale double les taux à 20 %, les files s’allongent devant les distributeurs. La deuxième banque russe, VTB, annonce une perte de 612,6 milliards de roubles, soit 7 milliards d’euros.
Mais que l’Iran avait subi comme une peine de mort, la Russie l’encaissa comme une gifle. Moscou a préparé le terrain. Elle a renforcé SPFS, multiplié les accords bilatéraux, redirigé ses flux via le système chinois CIPS, qui connecte déjà près de 4 800 institutions. L’Inde, la Chine, l’Iran, la Turquie travaillent à interconnecter leurs systèmes. Et les BRICS développent depuis 2018 leur propre projet de règlement : BRICS Pay.
SWIFT, par sa puissance même, alimente ses alternatives. Chaque sanction fragilise son universalité. Chaque exclusion crée un précédent. Un monde bipolaire émerge : l’Occident contrôle SWIFT, mais ne possède plus l’exclusivité du dialogue bancaire global.
En parallèle, la société elle-même évolue. Elle emploie aujourd’hui 1 820 personnes, dégage un chiffre d’affaires de 850 millions d’euros (2021), et un résultat net en forte progression. Son PDG, Javier Pérez-Tasso, dirige une entité coopérative où siègent les plus grandes banques du monde. Elle a ouvert l’accès à ses services aux entreprises privées dès 2001, tout en conservant sa forme juridique de coopérative à responsabilité limitée.
Mais la technicité du réseau n’a pas empêché les tensions. SWIFT a été piratée, notamment lors du vol de 81 millions de dollars à la banque centrale du Bangladesh en 2016. Elle a aussi été au cœur d’un scandale transatlantique, lorsque les États-Unis ont secrètement siphonné ses données après les attentats du 11 septembre. Bien que domiciliée en Belgique, la société n’a pas été poursuivie par la justice belge, qui a jugé ses garanties suffisantes. En 2009, un accord de partage de données entre les États-Unis et l’Union européenne était rejeté par le Parlement européen pour atteinte aux libertés individuelles. Un second accord, « SWIFT II », était finalement adopté en 2010, autorisant l’accès des autorités américaines aux données bancaires européennes, sous conditions de protection des données personnelles.
C’est dans ces interstices entre technologie, diplomatie et sécurité que SWIFT a muté.
De réseau technique, elle est devenue dispositif stratégique. De standard financier, elle est devenue indicateur de loyauté géopolitique. Le Parlement européen lui-même, dès 2014, a envisagé de débrancher la Russie. Et l’exclusion de 2022 n’a été qu’une étape. Au fil des années, SWIFT est devenu un levier. Un outil pour « punir » sans déclarer la guerre.
Mais punir, c’est aussi isoler. Et isoler, c’est perdre de l’emprise.
En voulant exclure certains États du système, SWIFT affaiblit sa situation de monopole. Les alternatives gagnent en volume, en crédibilité, en résilience. Le code BIC, autrefois synonyme de stabilité, devient un marqueur géopolitique. Ce qui devait relier, sépare. Ce qui devait être neutre, prend parti.