La Maison Girard s’inscrit dans une longue tradition industrielle lyonnaise. Fondée initialement en 1846 par Benoît Girard, marchand de charbon, l’entreprise restera familiale sur quatre générations. Installée dès 1946 sur le quai Perrache dans une ancienne halle industrielle, la société – connue alors sous le nom J. Girard Fils – devient l’un des principaux fournisseurs de combustibles de chauffage de l’agglomération. Historiquement centrée sur le charbon, elle diversifie ses activités au XX siècle vers le fioul et le chauffage domestique.
Jean-Baptiste Rose Girard (1901-1997) dirige l’affaire au sortir de la Seconde Guerre mondiale, puis passe le flambeau à ses trois fils, chacun spécialisé : Jean Girard supervise le pôle charbon, Maurice Girard développe le secteur des essences et carburants, tandis que Robert Girard prend en charge le pôle chauffage au fioul domestique. Cette diversification permet à la Maison Girard de prospérer pendant les Trente Glorieuses, en équipant de nombreux foyers en solutions de chauffage et en alimentant ceux-ci en énergie (charbon puis fioul). L’entreprise opère alors à la fois comme plombier-chauffagiste (installation et entretien de chaudières) et comme négociant en combustibles.
Cependant, les années 1970 apportent leur lot de défis. Le choc pétrolier de 1973 frappe de plein fouet le secteur du chauffage au fioul. La hausse brutale des prix et la baisse de la demande énergétique pèsent sur l’activité de Girard, jadis florissante. Comme le note la presse locale, « la crise pétrolière ne va guère arranger les affaires de la société », commentait par exemple Le Progrès. Malgré son ancrage lyonnais et sa réputation solide, la Maison Girard voit ses marges se réduire et doit s’adapter à un contexte économique inédit. C’est dans ce contexte que Maurice Girard redouble d’initiative pour maintenir l’entreprise à flot, préparant une diversification audacieuse vers la distribution de carburant grand public.
Le virage pétrolier : naissance des stations-service OYO
Face à la contraction du marché du chauffage, Maurice Girard entreprend dans les années 1970 de lancer la société sur un nouveau créneau : les stations-service. Il crée ainsi la marque OYO, un réseau de stations d’essence qui verra le jour dans plusieurs régions de France. Le nom OYO, court et facile à mémoriser, s’accompagne d’un logo original représentant symboliquement une chouette – les deux « O » figurant des yeux stylisés et le « Y » évoquant le bec de l’oiseau. « Mon grand-père, Maurice Girard, était un amoureux des chouettes, et cet animal en était le logo ! », indiquait une de ses petites filles dans les colonnes du Progrès en 2017. Sous cette bannière, les stations OYO se développent durant la fin des années 70, proposant carburants et services automobiles, et deviennent l’une des rares enseignes pétrolières d’origine lyonnaise à essaimer au-delà du Rhône. Maurice Girard, en bon visionnaire, profite ainsi de la mobilité croissante des Français pour étendre l’empire familial du combustible vers la distribution routière.

L’initiative OYO témoigne de l’esprit entrepreneurial de Maurice Girard. Elle illustre aussi les liens que la Maison Girard avait su tisser avec les grands acteurs du secteur énergétique. À son apogée, le réseau OYO comptait plusieurs dizaines de points de vente de carburant. Néanmoins, se lancer dans le commerce pétrolier au moment où les prix du brut étaient élevés comportait des risques. La marque OYO a du affronter la concurrence des géants (Total, Elf, BP…) et composer avec la volatilité du marché. Malgré ces contraintes, elle est parvenu à se faire un nom localement grâce à une image sympathique (la fameuse chouette) et la réputation de sérieux héritée de la Maison Girard.
Un dirigeant aux connexions nationales : Maurice Girard et l’ombre de Giscard
L’ascension de Maurice Girard dans les années 1970-80 ne se limite pas à la sphère des affaires. Des témoignages évoquent en effet ses liens avec Valéry Giscard d’Estaing (VGE), alors figure montante de la politique française puis président de la République de 1974 à 1981. Industriel lyonnais engagé dans l’innovation, Maurice Girard aurait côtoyé les cercles giscardiens, à une époque où de nombreux chefs d’entreprise soutenaient la vision économique libérale et modernisatrice promue par VGE. Il n’est pas anodin de rappeler que Lyon était un bastion centriste et de droite modérée où Giscard d’Estaing bénéficiait de soutiens influents. Si aucune archive publique ne confirme noir sur blanc une relation personnelle entre Maurice Girard et l’ancien président, la mémoire locale prête volontiers à Maurice une proximité avec le camp giscardien, que ce soit par des contacts directs ou via des réseaux professionnels.
En tout état de cause, Maurice Girard a bénéficié d’une certaine aura nationale à travers l’aventure OYO. Son audace entrepreneuriale et sa réussite régionale l’avaient fait connaître au-delà de Lyon, jusqu’à attirer l’attention d’interlocuteurs à Paris. Ainsi, la Maison Girard illustre un cas emblématique de l’entrelacement entre affaires et politique sous la Ve République : un patron de PME innovante, ancré localement, dont le parcours s’inscrit dans la dynamique économique nationale des années Giscard.
La famille Girard dans la vie politique lyonnaise
Les engagements de la famille Girard ne se cantonnent pas au domaine économique. Robert Girard, le benjamin fraternel en charge du pôle chauffage, a lui aussi inscrit son nom dans la vie publique lyonnaise. En 1971, lors des élections municipales, il fait partie de l’équipe du maire Louis Pradel : Robert Girard est nommé adjoint au maire de Lyon, délégué pour le 1er arrondissement. À ce titre, il est le représentant du 1er arrondissement au conseil municipal central, et s’implique notamment dans les affaires culturelles et le patrimoine local de cet arrondissement historique (qui englobe des quartiers centraux comme la Croix-Rousse et les pentes). Son rôle d’adjoint d’arrondissement – équivalent d’adjoint au maire pour le 1er arr. avant la réforme de 1982 – le voit soutenir la vie culturelle de proximité : subventions aux associations, valorisation des musées et théâtres locaux, etc. Par son action, Robert Girard contribue à ancrer la famille dans le paysage politique lyonnais des années 1970. Notons qu’il siégeait aux côtés de Simone Balas (autre adjointe du 1er) dans la municipalité Pradel, ce qui témoigne de l’influence du duo Girard/Balas sur la gestion du 1er arrondissement à l’époque.
Après le décès de Louis Pradel et l’arrivée de nouveaux édiles dans les années 1980 (Francisque Collomb puis Michel Noir), la présence des Girard dans les instances municipales s’estompe. Néanmoins, leur engagement civique était déjà bien établi. La double casquette d’entrepreneurs et d’acteurs publics était dans l’ADN des Girard : ils incarnaient ces dynasties locales pour lesquelles réussite économique et service de la cité allaient de pair.
Cession à Agip et reconversions : la fin d’une époque
Le tournant majeur survient à la moitié des années 1980. Fragilisée par les chocs pétroliers successifs et confrontée à la consolidation du secteur de l’énergie, la Maison Girard finit par céder son activité principale. En 1985, la société J. Girard Fils est vendue au groupe Agip, filiale du géant italien ENI. Cet événement marque la fin d’une aventure industrielle lyonnaise. Le bâtiment du 70 quai Perrache change ainsi de propriétaire : d’entrepôt de charbon puis de fioul, il deviendra quelques décennies plus tard le siège du Pôle Numérique de Lyon (Halle Girard), qui accueillait la French tech avant son déménagement, symbole de la reconversion du site vers les technologies d’avenir.
La vente à Agip s’accompagne de la disparition progressive de la marque OYO, remplacée par l’enseigne, de l’acquéreur sur les stations-service, un chien à six pattes crachant du feu. Pour la famille Girard, il s’agit d’un changement de cap. Libéré de l’entreprise historique, Maurice Girard se lance alors dans une nouvelle aventure entrepreneuriale. Dès 1985, il rachète une société en difficulté, Les Forges des Margerides près de Vichy, spécialisée dans la fabrication de matériel de motoculture (outillage agricole et de jardin). En quelques années, il redresse et modernise cette entreprise métallurgique, décrochant des contrats avec de grands fabricants internationaux d’équipements (Honda, Kubota, etc.). Maurice Girard prouve ainsi sa capacité à rebondir dans un domaine totalement différent, tout en conservant l’esprit d’innovation qui le caractérisait. Il dirigera les Forges des Margerides jusqu’à son décès prématuré en 1993, laissant une affaire saine qui perdurera sous la houlette d’autres industriels. Son frère Robert, de son côté, s’éloigne du monde de l’industrie après 1985 pour se consacrer à une affaire plus traditionnelle : il reprend une auberge, l’Auberge des Garennes, dans la région lyonnaise, avant de reprendre brièvement la présidence des Forges des Margerides à la mort de Maurice afin d’organiser la transmission de l’usine sans la démanteler.
Ainsi s’achève la saga de la famille Girard dans le secteur du chauffage et du pétrole. En l’espace de quelques décennies, cette dynastie lyonnaise aura traversé des bouleversements majeurs – du déclin du charbon à l’ère du fioul, de l’essor de la voiture aux crises pétrolières. Leur histoire illustre l’enchevêtrement entre l’économie locale et la politique nationale : la Maison Girard aura été à la fois un acteur industriel clé de Lyon et un témoin privilégié des politiques énergétiques françaises de la seconde moitié du XXe siècle. Aujourd’hui, si le nom Girard ne figure plus sur les cuves de fioul ni sur les pompes à essence, il reste associé dans les mémoires à une époque où une entreprise familiale lyonnaise, pouvait ouvrir des stations services aux côtés des grands groupes énergétiques – jusqu’à se lier, fût-ce indirectement, aux plus hautes sphères de l’État.
Sources : Archives de Lyon (liste des élus lyonnais)archives-lyon.fr; article du Progrès sur l’histoire de la Halle Girardleprogres.frleprogres.fr; site patrimonial HalleGirard.com (historique de la famille et de l’entreprise Girard)hallegirard.comhallegirard.comhallegirard.com; archives familiales Girard consultées (via hallegirard.com)hallegirard.comhallegirard.com.