Cinquante ans jour pour jour après sa mort, Pier Paolo Pasolini continue de hanter la conscience italienne. Poète, cinéaste et penseur visionnaire, il dénonçait déjà, dans les années 1970, la dérive consumériste et le “nouveau fascisme” du capitalisme moderne. Entre hommages unanimes et récupérations politiques, la mémoire de Pasolini reste, plus que jamais, un champ de bataille culturel.
Le 2 novembre 1975, sur une plage d’Ostie, près de Rome, s’éteignait dans la violence Pier Paolo Pasolini, l’un des plus grands intellectuels italiens du XXᵉ siècle. Cinéaste, écrivain, poète et polémiste, il fut aussi une conscience lucide de son temps, prophétique dans sa dénonciation du “totalitarisme du consumérisme”. Cinquante ans plus tard, l’Italie commémore son assassinat — un meurtre encore entouré de zones d’ombre — et redécouvre un penseur dont les écrits semblent avoir anticipé les dérives contemporaines.
« Pasolini demeure un mythe impossible à effacer », écrit Il Venerdì di Repubblica, rappelant que son œuvre concentrait déjà, de son vivant, « admiration et gêne, légende et mépris ». L’homme des Écrits corsaires et des Lettres luthériennes n’a cessé d’interroger la mutation de son pays, dénonçant l’avènement d’un “nouveau fascisme” : celui d’une société uniformisée par la publicité, la télévision et la consommation. Dans sa dernière interview, accordée quelques jours avant sa mort, il prophétisait : « Nous sommes tous en danger. »
Une figure prophétique
La presse italienne s’accorde sur le caractère visionnaire de ses analyses. Pour Il Fatto Quotidiano, Pasolini avait entrevu “l’avènement d’un totalitarisme doux, plus social que politique”, celui du contrôle par le désir et l’image. Le professeur Marco Antonio Bazzocchi, commissaire de l’exposition Pasolini. Anatomie d’un homicide inaugurée à la Cinémathèque de Bologne, voit dans ses films — notamment Salò ou les 120 Journées de Sodome — une préfiguration du voyeurisme médiatique contemporain. « Le néocapitalisme, disait-il, ne réprime plus les instincts, il les stimule pour mieux les canaliser. »
Un mythe disputé
Mais si l’Italie célèbre aujourd’hui Pasolini, elle peine à se mettre d’accord sur ce qu’il représente. À gauche, Il Manifesto déplore la récupération d’un auteur devenu, paradoxalement, un produit culturel, “intégré dans la logique néolibérale qu’il dénonçait”. À droite, Il Foglio insiste au contraire sur ses positions morales parfois conservatrices, notamment son opposition à l’avortement, rappelant qu’il fut un homme de contradictions.
Tous, pourtant, reconnaissent sa clairvoyance face aux bouleversements de son temps : la montée de l’individualisme, l’effacement du politique, la tyrannie du marché. “Pasolini savait qu’il n’y aurait plus de conscience politique”, souligne La Repubblica, qui voit dans son œuvre un miroir de l’Italie d’aujourd’hui, “où la publicité a remplacé l’idéologie et la consommation, la citoyenneté”.
L’héritage d’un insoumis
Dans son pays, Pasolini reste à la fois poète national et figure subversive, célébré autant qu’instrumentalisé. Son visage orne des affiches commémoratives, ses films font l’objet de rétrospectives, ses livres se rééditent. Pourtant, comme le rappelle Il Manifesto, “la vraie fidélité à Pasolini ne consiste pas à le sanctifier, mais à continuer à déranger.”
Cinquante ans après sa mort, celui qui affirmait que “la vérité ne s’apprend que dans le scandale” continue d’interroger les consciences italiennes. Car si ses mots datent du siècle dernier, leurs échos résonnent encore : dans la saturation d’images, le culte du divertissement, et l’érosion du débat démocratique. En 1975, Pasolini dénonçait déjà un monde “peuplé d’hommes moyens universels”. En 2025, l’Italie, et sans doute au-delà, n’a toujours pas fini de lui donner raison.
Sources :
Courrier international – « En Italie, le souvenir de Pasolini toujours vif, cinquante ans après sa mort » – 2 novembre 2025