Une enquête conjointe de Lighthouse Reports et Le Monde documente des collisions, vagues artificielles et manœuvres à haut risque lors d’interceptions de kwassa au large de Mayotte. Au moins 477 morts ou disparus depuis 2010 sont recensés autour de l’archipel, tandis que des témoignages et dossiers judiciaires pointent la responsabilité d’unités en mer et des failles de doctrine.
À l’approche des passes du lagon de Mayotte, la ligne est ténue entre police des frontières et secours en mer. Selon une enquête publiée le 16 septembre, des vedettes de la PAF et de la gendarmerie maritime recourent, de façon récurrente, à des manœuvres agressives lors d’interceptions de kwassa-kwassa partis des Comores : abordages, manouevres en « S » pour lever des vagues et alourdir les embarcations, coupes de route à vive allure. Plusieurs rescapés décrivent des heurts suivis de chutes à l’eau, parfois mortelles, à quelques centaines de mètres des plages mahoraises. Les autorités locales confirment au minimum deux décès lors d’un naufrage survenu le 15 juillet, tandis que les données opérationnelles du Cross Sud océan Indien font état d’un bilan bien plus lourd à l’échelle des quinze dernières années.
L’affaire la plus récente ravive un contentieux ancien. En 2019, un Comorien a été amputé des deux jambes après être passé sous l’hélice d’un semi-rigide de la PAF lors d’une interception de nuit ; l’instruction judiciaire a mis au jour un permis de navigation expiré et l’absence de brevet de capitaine requis à bord de la vedette. Le dossier, aujourd’hui emblématique, illustre un risque structurel : « à 45 nœuds de nuit, une route d’interception devient une route de collision », résume un militaire cité par l’enquête.
Ces pratiques ne sont pas nouvelles. Dès 2008, l’ex-Commission nationale de déontologie de la sécurité condamnait la « recherche à la dérive tous feux éteints » et recommandait de bannir des méthodes susceptibles de « caractériser l’homicide involontaire » après une collision meurtrière dans le lagon. Quinze ans plus tard, la récurrence de témoignages et de procédures interroge la doctrine d’emploi en mer : quand et comment arraisonner sans basculer d’une mission de police à une mise en danger des passagers, dont des enfants ?
Les chiffres disent la pression migratoire et l’ampleur du dispositif : radars tout autour du lagon, huit intercepteurs en patrouille, des centaines d’embarcations stoppées chaque année. En 2025, deux morts ont été officiellement confirmés après une collision PAF-kwassa en juillet ; d’autres disparitions sont évoquées par les secours et les familles. L’ONG InfoMigrants a également rapporté ce drame, rappelant la fragilité de ces pirogues surchargées face à des vedettes de 600 chevaux capables de dépasser 40 nœuds.
Le contraste est saisissant avec la Manche, où Paris a récemment infléchi sa doctrine pour autoriser l’arraisonnement en mer des bateaux de migrants, jusque-là subordonné au seul devoir de sauvetage. À Mayotte, selon des cadres étatiques cités par l’enquête, la « posture » est « plus agressive », au nom d’une situation « hors norme » et du « faible risque médiatique ». Une realpolitik qui se heurte à la réalité des vies brisées, à des enquêtes ouvertes pour homicides et blessures involontaires, et à une question simple : intercepter, oui — mais à quel prix humain et sous quelles garanties ?
Sources :
Le Monde – 16 septembre 2025 – « A Mayotte, la police aux frontières accusée de provoquer des naufrages de bateaux de migrants » – Le Monde.fr
Le Monde (vidéo) – 16 septembre 2025 – « Mayotte : “Je me suis retrouvé sous le navire de la police, c’est là que mes jambes ont été sectionnées” » – Le Monde.fr
InfoMigrants – 15 juillet 2025 – « Mayotte : deux morts après une collision entre une embarcation de migrants et une vedette de la police » – InfoMigrants
CNDS (rapport 2008) – « Visite à Mayotte et recommandations sur les interceptions en mer » – vie-publique.fr