Les réseaux sociaux ne sont pas seulement un lieu de divertissement ou de polémique : ils sont aussi devenus un espace où se construit, en continu, une nouvelle forme de morale collective. C’est l’analyse proposée par Frédéric Taddeï, directeur de Marianne, dans un édito publié le 1er août, qui rapproche les débats numériques contemporains des dialogues socratiques de la Grèce antique.
Frédéric Taddeï rappelle que le commérage et le commentaire ne sont pas nés avec Twitter ou TikTok : ce sont des pratiques sociales universelles. Dans l’Antiquité déjà, la cité grecque vivait de discussions sur la place publique ; dans les villages d’antan, la rumeur faisait et défaisait les réputations. Umberto Eccone disait-il pas que les réseaux sociaux ont remplacé les comptoirs des villages ?
Les médias ociaux ne font donc pas émerger quelque chose de nouveau, mais changent radicalement d’échelle et de vitesse. Là où autrefois une rumeur circulait dans un quartier, elle atteint désormais des millions de personnes en quelques heures. Cette mise en orbite des potins et jugements fait des réseaux une véritable boîte de résonance planétaire.
La fabrique d’une morale collective
La thèse de Taddeï est claire : à travers ces échanges, c’est une nouvelle morale sociale qui se construit. Pas une morale instituée par la loi, la religion ou l’école, mais une morale issue de la foule.
Le rédacteur en chef de Marianne prend deux exemples : la pétition contre la loi Duplomb qui a transformé une contestation isolée en une pression politique massive et le scandale de la « kiss cam », qui a montré la capacité de la viralité à devenir un tribunal moral mondial, avec des conséquences directes (démissions, divorces).
Pour Taddeï, ces phénomènes ne relèvent pas d’un puritanisme nouveau mais d’un « changement d’échelle » : la parole s’est démocratisée, mais les décisions restent concentrées entre les mains de quelques-uns. Les frustrations trouvent donc dans les réseaux sociaux un exutoire sans précédent.
Socrate à l’ère numérique ?
Taddeï ose un parallèle entre les débats socratiques et les conversations numériques. Si les dialogues en ligne n’ont pas l’élévation intellectuelle des échanges socratiques, selon Taddeï, ils poursuivent pourtant la même fonction : mettre en débat la morale commune. Socrate et ses disciples interrogeaient la nature du mal ou la valeur de l’opinion majoritaire ; aujourd’hui, ce sont des millions d’internautes qui débattent de sexualité, de religion, de fortune ou de politique.
Ce processus n’est pas sans danger. Comme le rappelle Taddeï, les réseaux sociaux peuvent aussi réveiller des dynamiques de chasse aux sorcières, en désignant des boucs émissaires ou en amplifiant la vindicte collective.
Entre démocratie et violence sociale
Cette dynamique possède deux visages. L’un démocratique, car elle permet à chacun de prendre la parole, de contester le pouvoir, de peser dans le débat public. L’exemple des pétitions virales en est une preuve : une voix individuelle peut s’amplifier et contraindre les décideurs à réagir.
L’autre plus violent, car cette parole collective fonctionne comme une justice expéditive, où l’opprobre public se substitue à l’analyse.
Ainsi, pour Taddeï, le commentaire, tout comme le commérage, remonte au moins à la Grèce antique. Il ne s’agit plus seulement de rapporter des faits, mais d’en tirer des idées et d’attaquer des décisions politiques. Pour le rédacteur en chef de Marianne, la jeune étudiante à l’origine de la pétition contre la loi Duplomb s’inscrit pleinement dans cette tradition : produire un texte argumenté, le diffuser, et contraindre le pouvoir à réagir.
Dans l’histoire moderne, la presse à grand tirage au XIXe siècle, puis la radio et la télévision, avaient déjà permis à chacun de se forger une opinion. Internet et les réseaux sociaux n’ont fait qu’achever ce processus en abolissant la distance entre gouvernés et gouvernants. Désormais, conclut Taddeï, « tout le monde a compris que le roi était nu ».
Source : Marianne.