Pour la première fois dans l’histoire de la République française, un garde des Sceaux en fonction comparaîtra ce lundi devant le tribunal de la Cour de justice de la République (CJR), une instance spécifiquement dédiée au jugement des membres du gouvernement pour des actes réalisés dans l’exercice de leurs fonctions.
Eric Dupond-Moretti est mis en examen pour avoir, selon les allégations, utilisé son poste gouvernemental afin de régler des comptes personnels datant de son époque au barreau. Malgré la situation, il reste en poste, et son procès, qui se tiendra du 6 au 16 novembre, ne devrait pas entraver l’exercice de ses fonctions ministérielles. Des dispositions ont été mises en place pour lui permettre de se défendre tout en maintenant l’activité du ministère, comme l’a indiqué une source gouvernementale à l’AFP et confirmé la Première ministre Elisabeth Borne.
Les faits qui lui sont reprochés
Il est reproché au Garde des Sceaux d’avoir profité de sa fonction, pour régler des comptes avec des magistrats avec lesquels il avait eu maille à partir lorsqu’il était avocat, en ordonnant à l’inspection générale de la justice, des enquêtes administratives contre des derniers.
Pour rappel, des syndicats de magistrats et l’association anticorruption, Anticor, avaient notamment signalé deux cas de conflits d’intérêts depuis son arrivée au ministère de la Justice. Ces accusations avaient donné lieu à l’ouverture d’une information judiciaire en début d’année 2021, la commission d’instruction de la CJR, estimait que les charges réunies étaient suffisantes pour caractériser le délit.
Le premier dossier concerne le président de la chambre correctionnelle de Nice, Edouard Levrault, anciennement détaché à Monaco comme juge d’instruction. Celui-ci avait été écarté du Rocher à l’été 2019. Interrogé lors d’une émission de France 3 diffusée en juin 2020 sur les raisons de cette éviction, M. Levrault avait répondu que c’était, selon lui, en raison de l’instruction qu’il menait autour du scandale Rybolovlev-Bouvier, une affaire d’escroquerie de ventes de tableaux. Il évoquait notamment le cas du patron de la police judiciaire, Christophe Haget, qu’il avait mis en examen, dont Eric Dupond-Moretti était l’avocat. Celui-ci avait annoncé le dépôt d’une plainte au nom de son client « pour violation du secret de l’instruction ».
Le deuxième dossier concerne quant à lui les procureurs du Parquet national financier (PNF) Eliane Houlette, Ulrika Delaunay-Weiss et Patrice Amar. Le 24 juin 2020, Le Point révélait l’existence d’une enquête, menée entre 2012 et 2019 par le Parquet National Financier pour tenter d’identifier l’auteur d’une fuite ayant permis à Nicolas Sarkozy d’apprendre sa mise sur écoute dans le cadre de l’affaire libyenne sur le financement de sa campagne de 2007. Dans le cadre de cette enquête, plusieurs avocats avaient vu leurs factures téléphoniques détaillées saisies par la justice, y compris Eric Dupond-Moretti. Il avait été visé en raison de ses liens avec M. Herzog, avocat et intime de Sarkozy. Dupond-Moretti s’était emporté contre les magistrats les traitants de « dingues », dénonçant une « enquête barbouzarde », avant de déposer une plainte pour « abus d’autorité », ce qui avait conduit Nicole Belloubet, alors Garde des Sceaux, à ordonner une inspection sur les méthodes du PNF.
La nomination surprenante de Dupond-Moretti comme ministre de la Justice avait été suivie d’une décision controversée de sa part de ne pas suspendre l’inspection en cours, menant à des enquêtes administratives contre des magistrats impliqués dans l’affaire du PNF, ainsi que contre le juge Edouard Levrault, avec qui il avait eu des désaccords par le passé.
La conduite de Dupond-Moretti, qui selon les enquêteurs aurait dû s’abstenir de toute décision en raison de conflits d’intérêts manifestes, a été qualifiée de vindicative par ses détracteurs. Toutefois, il rejette toute idée de vengeance et qualifie la perquisition à son ministère en juillet 2021 d’« humiliation ». Les magistrats concernés ont finalement été blanchis par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), qui a reconnu une situation objective de conflit d’intérêts chez le ministre.
Selon le journal Le Monde, qui a eu accès au réquisitoire définitif, « le pouvoir, au soutien d’un Eric Dupond-Moretti très persuasif », semblait « décidé à poursuivre coûte que coût les magistrats du PNF ». Le quotidien rapporte les conclusions de l’avocat général, Philippe Lagache : « Dans les deux cas, M. Dupond-Moretti a pris un intérêt consistant à engager un processus disciplinaire contre les magistrats avec lesquels il avait eu un conflit en tant qu’avocat ».
La notion de « prise illégale d’intérêts » est donc au coeur de l’affaire. Si Eric Dupond-Moretti est reconnu coupable, il encourt jusqu’à cinq ans de prison et une amende de 500 000 euros, avec la possibilité de sanctions complémentaires telles que l’inéligibilité et l’interdiction d’occuper une fonction publique.
Eric Dupont-Moretti conteste
Le ministre se dit « innocent » et se défend en affirmant avoir agi selon les recommandations de son ministère lorsqu’il a lancé des enquêtes administratives contre les quatre magistrats avec qui il était en litige en tant qu’avocat. Il a par ailleurs critiqué l’enquête préliminaire comme étant « biaisée », visant à entacher sa réputation et à contester sa légitimité à la tête du ministère de la Justice.
Les Enjeux du Procès
Au-delà des conséquences juridiques pour M. Dupond-Moretti, ce procès pourrait avoir des répercussions politiques significatives. La tenue du procès tout en maintenant ses fonctions ministérielles pose un précédent qui pourrait influencer l’attitude du public envers la justice et la gestion gouvernementale des cas de conflit d’intérêts.
Sur les réseaux sociaux les internautes se montrent par exemple très critiques, comme en témoigne, ce tweet.
Ce procès pose également la question de la Cour de Justice de la République qui a été créée en juillet 1993, qui est la seule juridiction habilitée à poursuivre et juger des membres du gouvernement pour des crimes ou délits commis dans l’exercice de leurs fonctions. Elle est accusée d’être une justice à deux vitesses. C’est notamment cette cour qui avait été relaxé en 1999, Laurent Fabius, dans l’affaire du sang contaminé.
Selon le professeur de droit public à l’université de Lille Nord, Jean-Philippe Derosier, « l’ensemble des membres du parquet, et le procureur général près la Cour de cassation en particulier, sont nommés par le président de la République, mais sur proposition du ministre de la Justice », qui se retrouve demain sur le banc.
Le nouveau procureur général près la Cour de cassation, n’est autre que Rémy Heitz, qui a succédé au mois de juillet à François Molins. Sa nomination en tant que procureur de la République de Paris en 2018 avait été controversée, critiquée pour avoir été influencée par l’Élysée. En réponse, Heitz a défendu l’intégrité de sa nomination.
Son mandat a été marqué par sa gestion de la crise des « gilets jaunes », ayant été critiqué pour avoir recommandé de maintenir des personnes en garde à vue jusqu’après les manifestations pour prévenir d’autres troubles, ce qu’il a justifié comme une nécessité face aux mouvements répétés.
Etiqueté à droite, il a été conseiller technique chargé de la justice du premier ministre Jean-Pierre Raffarin et chef de cabinet de Pascal Clément, ministre chargé des relations avec le Parlement dans le gouvernement d’Edouard Balladur, avant de devenir délégué interministériel à la sécurité routière de Jacques Chirac.